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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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lundi 12 novembre 2012

Tunisie postmoderne 9

L'ère des sens*

* En exclusivité sur ce blog

Des foules postmodernes :
Les tragiques événements qui ont endeuillé dernièrement notre paisible Tunisie ont mis de la pire façon l'accent sur la nature de l'époque que nous vivons et qui est, pour l'essentiel, cette ère des foules annoncée depuis un temps par Gustave Le Bon, bel et bien effective sous nos yeux.1
Mais postmodernité oblige,2 cette ère se dote aujourd'hui d'une particularité plus appropriée aux défis de notre temps; aussi est-ce une ère des sens, désormais débridés. Et ces sens dans tous leurs états, se développant sans retenue, recouvrent toutes les significations inhérentes au mot. En effet, le terme désigne tout à la fois cette fonction d'intégration de l'environnement que le jugement posé sur elles et même la finalité, l'orientation ou la direction de la vie. C'est également l'instinct sexuel assez souvent sous-jacent comme constante anthropologique inévitable en temps de masses, l'énergie qui les fait bouger étant sexuelle à la base, où le sexe est le moteur ultime de la vie humaine.
Ce phénomène n'est certes pas propre à la Tunisie; il s'y déploie toutefois d'une façon ramassée et condensée, brassant une multiplicité de thématiques existentielles dans un espace subitement ouvert au pluralisme après une si longue fermeture dogmatique qui fait de notre pays un terrain d'excellence pour l'appréhender, en saisir l'essence. Et ce pluralisme est certain; on ne doit pas le nier du fait qu'il s'accompagne de manifestations inhabituelles au pays à cause justement de son état d'ancienne dictature. Car si l'ordre régnait en Tunisie, c'était bel et bien celui des cimetières, et si le désordre y règne encore, ce n'est pas nécessairement celui de l'absence de démocratie, mais un signe vital d'une démocratie qui se cherche encore et dans la construction de laquelle tout le monde a une responsabilité, non seulement les forces vives du peuple, mais aussi ses amis étrangers mais non moins agissants dans le pays.
Or, contrairement à ce que l'on croit souvent, la foule n'est pas dépourvue de cervelle et son action est loin d'être purement émotionnelle, ou alors c'est l'émotion mise au service d'une raison, d'un but précis. Déjà, Le Bon, analysant la psychologie des foules, les dotait d'une âme, car pour lui, la foule est une réalité humaine ayant une unité mentale composée par contagion et suggestion sous l'effet de la puissance magique des mots et des formules, ces slogans porteurs d'images mentales bien plus que de concepts.3
Certes, Le Bon dans sa vision pessimiste voit cette foule préparer l'anéantissement de la civilisation, quand elle ne fait que fouler un ordre ancien, saturé au moment trouble et troublé du passage à un paradigme nouveau du vivre-ensemble dans un désordre régénérateur. Étymologiquement, d'ailleurs, la foule est l'action de fouler ou l'endroit d'une pareille action. De fait, les foules postmodernes étant constituées de micro-organismes, les fameuses nouvelles tribus,4 donnent l'impression d'absence de sens à cause de cet entrelacs de signifiances qui peuvent s'entrechoquer quant aux motivations profondes, mais qui se retrouvent objectivement liées dans l'action.
Lors de la tragique manifestation connue par le pays ayant eu pour cible l'ambassade américaine et ses dépendances, n'était-il pas évident que la masse des protestataires multiples faisait foule. On avait bien sûr les Salafis, mais il y avait pour le moins — avec eux ou contre eux — des nervis profitant de l'occasion pour fomenter des troubles ou les aggraver, ainsi que des profiteurs, les casseurs bien connus des manifestations des pays démocratiques? Or, à part les Salafis, la cause initiale et principale de la manifestation était absente des motivations des autres groupes. Pourtant, leur action avait un sens dans la mesure où tout le monde, tous les groupes avaient quelque grief contre les autorités en place, certes différent, mais se rejoignant d'une manière ou d'une autre et faisant sens.
Ainsi, quand l'ancien premier ministre Béji Caïd-Essebsi déclarait que le drame de l'attaque d'une ambassade accréditée en notre pays visait moins le pays étranger que l'État national en ce qu'il a de plus symbolique, son autorité, il dit vrai. Au-delà de la part de malice de son propos, ne se privant pas d'en faire une pique au gouvernement en place, il a pointé une réalité qui, pour l'essentiel, n'aurait pas été différente nonobstant la nature du régime en place, celle d'un gouvernement Essebsi y compris. C'est celle des sens d'un peuple en total émoi, au sein duquel agissent des minorités ne se reconnaissant ni Dieu ni maître, cherchant l'action pour extérioriser la violence en eux contenue pendant longtemps et désormais libérée.
Certes, le plus voyant en Tunisie aujourd'hui reste cette bouffée dramatique d'extrémisme connoté islamiste, mais pas seulement. Et la question que tout le monde se pose légitimement est de savoir comment contrer pareil extrémisme heurtant une nature tunisienne foncièrement paisible? Avant de tenter d'y répondre, il nous faut absolument rappeler qu'en cette ère des foules où la sensualité est à fleur de peau, il n'est ni étonnant ni évitable de plonger dans les extrémismes les plus divers, l'extrémisme étant une sortie du cadre normal, habituel, devenu étouffant et restrictif (ex-trémisme). Tout est dans la manière de gérer cette crise dont la gravité est davantage dans les têtes, sa perception et le compte rendu qu'on en fait.
Il nous faut dire aussi à qui fait mine de l'oublier que l'ordre mondial est devenu plus qu'injuste, inhumain, et que ses répercussions sur les ordres internes, nationaux, sont encore bien plus terribles qu'avant, même s'ils apparaissent volontiers sous cette forme sournoise de la coquille vide des principes réduits au rôle de la feuille de vigne faute de fond concret. Ces deux remarques liminaires faites, il nous sera plus aisé d'aller plus loin dans nos développements, non sans avoir signalé l'évidence rappelée par le sociologue Michel Maffesoli qu'en postmodernité « L’impensé est ailleurs en sous-sol des socialités… ».5
C'est donc, en quelque sorte, à une invitation de sortie d'un ascenseur vers l'échafaud, que d'aucuns pensent la Tunisie avoir pris, pour une descente vers une mélodie en sous-sol que nous allons procéder dans ce qui suit.
Le règne de la sens-ualité :
Après ce qu'on a appelé l'ère du vide6 et l'ère des tribus,7 nous sommes entrés donc, ainsi que l'assure encore M. Maffesoli, dans l'ère de la sensualité ou de l'érotisme (l'homo sapiens cédant la place à l'homo eroticus),8et que je qualifierais, pour ma part, de l'ère des sens; ce que nous vérifions tous les jours en Tunisie. Pourquoi les sens? Nous l'avons dit ci-dessus, dans sa déclinaison au singulier, le sens est cette fonction qui permet à un être vivant de percevoir son environnement selon un mode particulier, soit donc la perception sensorielle ou mentale; mais c'est aussi la gnosie, le senti. Et nous avons signalé, par ailleurs, que, décliné au masculin pluriel, il s'agit de l'instinct et du désir sexuel; c'est alors l'ardeur, l'amour, la passion et la sensualité. Ainsi avec les sens, nous réunissons en un seul mot la connaissance ou la capacité intuitive de quelque chose, que cela résulte d'un bon jugement ou non, que cela soit une idée formulable par un énoncé ou un mot ou impliquant un fait. Dans cette acception, le sens peut être la finalité de l'existence ou l'orientation d'une chose, sa direction, voulue ou subie. Et le sens est aussi la succession irréversible des faits.
Combinant ces différentes significations, je dirais même que cette ère des sens est l'ère de la sensualité (sens-ualité), insistant de la sorte sur le désir et/ou la volonté de sens qu'elle implique dans les têtes, toutes les têtes, jeunes ou vieilles, bien faites ou supposées mal faites, le sens se résolvant lui-même, dans le même temps, en pur désir. C'est que la passion de la valeur et du signifié touche tout un chacun aujourd'hui comme une chaleur qui irradie dans les corps sous le soleil de plomb du pays. Dans tout discours, toute attitude, privés et surtouts publics, il y a une attention particulière portée au contenu, à la teneur du propos, à son but, qu'ils soient conscient ou inconscients, dits et formulés clairement ou non dits et tus, pure rationalité ou supposée impure concupiscence. Faute donc d'une direction sérieuse, d'un cap, ou encore d'un azimut (pour user d'une figure d'astronomie), les choses passent d'un extrême à l'autre comme si on passait du bord de l'angle situé à l'extrême du plan vertical de l'astre observé à l'autre extrémité du plan méridien du point d'observation.
En termes sociétaux et politiques, cela correspond au passage de l'idéal recherché à la bascule allègrement dans le débordement, le dérèglement, la dissolution l'excès, la perversion et le vice, toutes ces figures que peut revêtir la sensualité quand elle se fait débauche dans le sens d'usage abusif de la chose désirée. Ainsi est mis l'accent sur « les grands changements de civilisation comme conséquence des changements dans la pensée des peuples »,9 ainsi que l'assure Le Bon, confirmé en cela par la sociologie moderne.
Or, il y a un réel désir d'authenticité en ce peuple, que j'avais qualifié dans un précédent article de nitescence, et ce désir rejoint la sensualité générale qui marque l'humanité aujourd'hui, remplissant le vide qu'on a cru déceler comme marquant les sociétés postmodernes et qui n'était qu'un trop-plein démultiplié du fait de la tribalisation des mœurs. C'est que les parts d'ange et du diable dans l'être humain ont rarement été aussi intimement intriquées; le désir d'être, y compris en tant que chair, dotée de pulsions, d'instincts, n'ayant jamais été plus puissant qu'aujourd'hui. Et c'est aussi cette pulsion sexuelle transmuée, asexuée qui se manifeste dans le débordement religieux, extrémiste, en compensation d'une saine vie sexuelle, d'une assomption ordinaire de la vitalité brimée, presque castrée, de la jeunesse. N'est-il pas connu que la pulsion sexuelle peut se transformer en pulsion de mort? Car cette lumière au creux de l'être tunisien, et qui est une force s'exerçant au plus profond de lui, le pousse à l'action, toute action de nature à réduire ses tensions, internes et psychologiques, comme externes et sociales. Aussi doit-on veiller à ce qu'elle ne soit pas semblable à celle qui attire les insectes qui y viennent trouver trépas; elle ne doit pas non plus être celle des lucioles, brillante mais trompeuse.
Les événements récents et ceux en cours en Tunisie, notamment avec l'excès de juridisme auquel on a droit actuellement et qui n'est pas loin de mal cacher une pratique politique à l'antique, démontrent que nos dirigeants sont loin de faire attention à la surface dangereusement glissante sur laquelle ils cherchent à faire l'équilibre entre des positions contradictoires, sans vouloir choisir une option unique, claire, permettant d'éviter un clair-obscur par trop risqué et périlleux en des temps de confusion de sentiments et d'actions.
Ce dont on se doit de faire usage en la matière c'est d'une raison sensible10 et non d'une raison raisonnante afin de pouvoir arriver à mettre l'accent sur la profondeur des choses qui sont à leur surface et qu'on ne voit plus à force de banalisation d'un ordinaire pas si banal. Car les évidences ne se réduisent jamais au réel que l'on croit voir, mais sont toujours grosses d'un irréel à distinguer, le même que spécifiait Weber dans sa démarche sociologique compréhensive.11
En une Tunisie libérée de ses démons, cette ère des sens commande à tous de veiller à ne pas retomber dans les errements du passé d'une pensée unique et dogmatique, qu'elle soit à coloration laïque et profane ou religieuse islamique. Il nous faut entretenir cette flamme allumée par le Coup du peuple pour qu'elle reste ce qu'elle est : une splendeur, une clarté de l'âme humaine, ce soleil en plein minuit des turpitudes humaines, cette conscience de l'homme arrivé à se libérer de son conditionnement matériel par une assomption rationnelle de sa nature en vue d'atteindre à ce qu'elle de meilleur — une spiritualité paisible et humaniste.
En cela, quitte à fâcher encore mes amis laïcs et à les faire se rebiffer, je redirais volontiers que, sociologiquement parlant, le parti dominant au pouvoir, encadré qu'il est par les deux autres ailes de la troïka, a en puissance le plus d'atouts pour réussir pareille mission. Il pourrait le faire pour peu qu'il réussisse à se libérer de ses démons le tirant vers les extrêmes, en se faisant violence pour être original, comme le commande l'âme même de la doctrine qui est à la base de son action. Et cela revient à faire la politique autrement qu'il la fait, et non pas à l'antique comme ses adversaires. Une intelligence est indispensable à cette fin, dont ses hauts cadres ne semblent pas manquer, éclairés qu'ils sont, non seulement par la gloire méritée de leur lutte avérée contre la dictature déchue, mais aussi par l'esprit de l'islam véritable qui fut une civilisation et une culture avant de se retrouver réduit à une religion, un simple culte.
Pareille intelligence doit aller au bout de sa logique, muant en ce courage d'oser sortir des sentiers battus par un retour à la véritable éthique islamique. Ce qui commande de placer l'islam bien au-dessus de tout, à l'écart des disputes politiques, étant véritablement en nos coeurs et non livré aux batailles idéologiques, d'où sa splendeur ne saurait sortir qu'abaissée, éclaboussée par les vicissitudes de la nature humaine. C'est ainsi et pas autrement que le gouvernement actuel pourra augmenter ses chances de réussir à durer au pouvoir en gardant la confiance de ses électeurs, car l'éthique islamique est conforme à l'esprit de la démocratie ainsi que je le démontrerai dans une chronique à venir.
Dans cette attente, je me permettrais volontiers de lui suggérer, et ce toujours du strict point de vue du regard sociologique que je porte sur le pays, ce qui serait porteur dans sa politique sur le plan profane, prolongeant ce que je viens de dire sur le lien entre l'intégrisme et l'élan vital brimé chez les jeunes. Et je le ferai en termes de valeurs et de libertés. D'une part, ce droit d'aller et de venir librement de par le monde dans le cadre d'une aire géographique communiant dans les valeurs démocratiques. D'autre part, la liberté assumée des désirs et des moeurs à l'intérieur du pays, afin que le jeune tunisien soit réellement bien dans sa peau, n'accumulant plus les complexes, ne cultivant pas les inhibitions favorisant les excès du nihilisme, encourageant le glissement dans l'extrémisme.
C'est qu'il est fatal que nous sortions du règne de la pensée unique qui n'est, au mieux, qu'une vérité approximative découvrant des vérités plurielles dans ce jeu subtil du simple et du complexe. La vérité étant cet horizon vers lequel se tourner, elle reste changeante, nécessitant d'avoir une vision en mesure de se renouveler en permanence par un va-et-vient, un voilement et un dévoilement continus rendant justice à l'organicité de l'actualité, loin de se retrouver enserrée dans une démarche fondée exclusivement sur la raison, la critique, le principe réducteur de la réalité et se résolvant fatalement en une attitude purement paranoïaque, celle qui consiste à se croire au-dessus des autres et cultivant un esprit tourné contre eux.12
Il est plus que temps d'adopter en Tunisie une approche ouverte à la nature du sentiment, organique, imaginative, en empathie avec autrui; celle qu'on a pu appeler métanoïaque,13 au sens d'être avec autrui, parmi les autres, ce qui suppose un renversement de perspective, un total changement du regard et des élans du coeur, d'une hostilité débile et stérile à l'aménité nécessaire et nécessairement féconde
Comme le lien social a été repensé à l'intérieur des structures étatiques nationales, il doit l'être aussi au-delà des structures habituelles de notre champ politique, car la socialité déborde aujourd'hui les frontières des États ou des unions d'États, prolongeant une sorte de centralité souterraine hors des réalités politiques, les nouant et les dénouant selon leurs textures sociales et humaines étendues qui se ramifient au-delà de frontières formelles dans un monde globalisé. Aussi, une perspective métanoïaque permet-elle de faire liaison dans une communion voulue et non seulement affichée en des valeurs universelles au-delà des contextes nationaux artificiellement fragmentés. Ainsi, tout comme le sociologue s'adonnant à l’intelligence du présent, le politique qui cherche à réussir en cette ère de sensualité exacerbée doit-il être attentif à l’instituant, au souterrain, ce coeur battant des sociétés!
En cela, fatalement, il sera amené à transcender les frontières de son pays pour plonger dans l'imaginaire agissant en ses entrailles, fait d'un quotidien et de désirs structurés en réseaux de communications interstitielles d'émotions et de sentiments. Il s'agit, de fait, d'une sorte de société underground, comme on a pu parler d'une « sociologie du dedans », accentuant les transcendances nationales au-delà des frontières, communiant dans une socialité méditerranéenne tout en sensualité, tout de sens débridés, tellement chaleureux qu'ils en deviennent inflammables aux moindres contresens ou non-sens.
Et il nous faut, désormais, tenir compte de cet impensé singulier, nécessaire à débusquer, mais souvent ignoré dans cet « oubli de l'être » fruit de l'aveuglement à l'histoire de la classe politique de part et d'autre de la Méditerranée; cette histoire qu'elle façonne mal, amenant aux impasses actuelles, aux extrémismes et à ce nihilisme accompli, qualifié par Heidegger comme étant une « volonté de volonté ».14 Aujourd'hui, celle-ci consiste à régenter la constante anthropologique qu'est le mouvement humain, à le limiter au prétexte de l'encadrer selon une vision manichéenne qui ne peut que se retourner contre ses promoteurs. Car c'est pareille volonté de volonté occidentale d'autodéfense se manifestant par l'enfermement dans des frontières jamais sûres, qui donne naissance, pour une part non négligeable, à une volonté de volonté en retour, tout d'un sentiment de rejet de cet Occident assimilé, à tort, à de la pure arrogance.
Une raison sensible :
Ainsi et ainsi seulement, repensant l'ordinaire, pensant le rationnel postmoderne en n'excluant pas ce qui fait partie de l'irrationnel, prenant en compte l'expérience vécue, le sens commun par l'empathie et la congruence entre le gouvernant et le gouverné, l'Européen et le Maghrébin communiant dans les mêmes valeurs démocratiques, on pourra comprendre la violence en cours en un pays habituellement aussi paisible et ouvert à l'étranger que le nôtre et agir pour la dépasser.
Il est un fossé à combler urgemment entre les élites et le peuple, et ce n'est pas par un tour de passe-passe magique ou le recours à une déité, humaine ou divine, que l'on y réussira. Il est aujourd'hui une sorte de docte ignorance qui prend place, similaire à ce temps révolu où nos ancêtres étaient fiers de leur analphabétisme, cachant même comme une tare tout savoir de lecture ou d'écriture. Le prophète arabe ne fut-il pas présenté comme analphabète, interprétant ainsi et selon les normes du temps un texte coranique qui ne le supposait nullement? Pareil esprit se retrouve aujourd'hui chez nous, avec cette méconnaissance affichée et revendiquée des lois sociales par des foules qui sont parmi les plus éduquées du monde arabe. Et elle l'est aussi de la part des élites jouant parfois jusqu'au vice avec les subtilités de l'État de droit, versant allégrement dans les délices du scientisme et du juridisme.
Il est temps de repenser, au travers d'une conception apaisée de notre riche spiritualité islamique aux couleurs soufies, le non-rationnel afin de rééquilibrer la balance entre les pôles majeurs de la société tunisienne, sa sécularité et sa religiosité, qui ne sont que deux figures excentriques d'un creuset spirituel où s'équilibrent l'intellect et l'affect.
Comment? En tenant compte des sens de cette ère, accepter de ne pas voir que les foules et plutôt le sens et la sensualité qu'elle décline sous la forme d'un savoir rebelle à toute morale, non pas immoral, mais amoral, ou encore dionysien. Et cela est possible par une pensée caressante,15 ne reniant pas le conflit, mais l'assumant comme une nécessité, un passage obligé en période de changement de paradigme. Sinon, de la fête qui est à toutes les rues de notre Tunisie, jubilatoire parfois, tragique par moments, la bascule sera par trop rapide dans un plus grand chaos qui ne serait pas simplement et provisoirement tragique, mais durablement dramatique.
La raison sensible dont on doit faire usage dans le cadre de cette pensée caressante doit cesser d'être abstraite, momifiée, figée sur les catégories héritées de la modernité occidentale, mais se fondant sur une plus grande proximité et une réelle congruence avec le peuple, afin de le sentir littéralement, être en symbiose avec lui, faire montre d'une perceptibilité réelle de son vécu, une compréhension intuitive de son ressenti. C'est ainsi qu'elle sera plus apte à saisir le réel social tunisien dans sa complexité, n'excluant ni incertitudes ni aléas au prétexte d'impertinence ou de non-pertinence, alors qu'ils font partie intrinsèque de l'effervescence sociale, cet affoulement moderne refondant la socialité et la vie collective en ce début de nouveau siècle.
C'est l'esprit du temps qui le commande, un esprit revenu de la désillusion des certitudes de la modernité aux in-certitudes de la postmodernité. Et, pour peu qu'on n'hésite pas à faire l'éloge de pareille raison sensible, d'y communier, on sera en mesure de faire de la Tunisie le terrain par excellence à un réel épanouissement, amenant à un réenchantement du monde, et ce en s'appuyant sur un islam enfin apaisé.
Il s'agit bien d'un enjeu éminent, un challenge majeur où le parti de Ghannouchi et ses salafis, en premier, mais aussi les extrémistes de l'autre bord politique, ayant tout autant une vision radicale des choses, sont impliqués par nécessité dans cette oeuvre grandiose ayant cours au pays.
L'ère est au changement, les foules le commandent, les sens en émoi l'exigent, et cela ne saurait se faire en toute quiétude. L'essentiel reste que, de part et d'autre, l'on veille à ce que la raison à employer soit bien plus sensible que raisonnable, humaine avant d'être raisonnante. De la sorte, on aura bien plus de chance de rester véritablement vigilant à servir l'intérêt du pays, quitte à paraître rêver. Car « le rêve est plus fort que l'expérience»,16 et est seul en mesure de ne céder jamais la frêle felouque de la Tunisie à Charon dont la barque, comme le rappelle Bachelard, va toujours aux enfers puisqu'il n'y a pas de nautonier du bonheur!17
Au creux des apparences :
En notre nouvelle Tunisie avançant cahin-caha entre les appétits des uns et l'aveuglement des autres dans un semblant d'indifférence de tous, un mélange d'insouciance et de cynisme, il est bon donc de mettre les points sur les i pour que la vision soit un peu plus claire. C'est la responsabilité du pouvoir qui doit rester celle de vigie afin que l'avenir de ce pays plein de potentialités soit à la mesure des promesses portées par son corps le plus original, même dans ses excès — sa jeunesse, cette enfance d'un Nouveau Monde en gestation. Il nous faut oser observer notre Tunisie non seulement au fond des yeux, mais aussi au creux de son âme, le faisant à la fois de près, étant au milieu de ce peuple vaillant qui a su élever sa Volonté de vivre au diapason de l'histoire des peuples, que de loin, pour une vision plus objective, moins déformée, et ce de la rive d'en face, du nord de cette Méditerranée se voulant dans le même temps amie jusqu'à l'inimitié et ennemie jusqu'à l'intimité.
Allant donc aux creux des apparences avec une raison sensible, voilà ce que l'on peut dire sur ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas, histoire d'aider à nous voir un peu mieux tels que nous nous donnons à voir. N'est-il pas vrai que c'est dans le miroir de l'autre que se décline au mieux notre être, ce que nous sommes au vrai? «Je» n'est-il pas fondamentalement un autre?Il s'agit bien ici d'un exercice de style comme une tentative formelle de sondage sociopsychologique au long cours qui ne se contente pas, comme le sourcier, de sonder la nappe phréatique de l'âme du peuple, mais d'en suivre l'affleurement à la surface des apparences tout en gardant un oeil attentif à son phylum à travers les vicissitudes du temps et des âges.
Alors, que sommes-nous et que ne sommes-nous pas?
Commençons par ce négatif qui, comme en photographie, révèle nos clichés. Le Tunisien n'est pas dogmatique ni fou de quelque cause que ce soit. Certes, il peut se passionner jusqu'à la folie pour une entreprise, s'oublier et oublier ce qu'il a de plus précieux pour elle, même s'il s'agit d'une cause perdue; mais c'est la passion qui le fait agir ainsi et non pas l'intérêt, c'est une pulsion qui parcourt le tréfonds du peuple, prenant source bien loin dans son inconscient nourri de traits chevaleresques d'antan, d'une fierté juvénile bien connue en milieu soufi sous le nom de cette Foutouwwa18 qui caractérisait l'Arabe antéislamique et que l'islam intégra dans ses valeurs.
Le Tunisien n'est pas non plus conformiste, aussi bien dans son mode de vie que celui de sa tradition de penser; l'originalité est son trait majeur, quitte à aller à l'encontre des canons de la bienséance, heurter l'ordre établi, bousculer la pensée unique. Il est — ou se veut — original en son essence et conçoit la vie en une oeuvre de création, toujours nouvelle, à jamais renouvelée. Là encore il ne diffère en rien de l'Arabe venu des déserts, une terre aride ouverte à son élan irrésistible vers la liberté sans entraves, un esprit de conquête19 faisant l'âme même des peuples jeunes ou cherchant à le demeurer.
Mais, fondamentalement, le Tunisien n'est pas un être entier, fait d'un bloc; il serait plutôt hybride, une sorte de Centaure archer dont la moitié animale est profondément enracinée dans la glaise dont il est fait,20 à laquelle il est attaché et de laquelle il ne saurait se détacher, sauf à perdre une part essentielle de ce qui le fait, un être original, quasi mythique et dans le même temps mystique au sens de fusion avec le cosmos. Et justement, c'est ce qui constitue sa seconde part indissociable de la première que symbolise sa partie humaine qui est toujours tournée vers les étoiles, ces cieux qu'il cherche à atteindre avec sa pensée, ses rêves et ses idées, manifestés par l'arc tendu et ses flèches, autant de messages vers l'horizon qui n'est que l'espace de vérité.
Ce Tunisien ne se sent pas écarté de ses semblables, ne pouvant vivre sans eux; il se veut citoyen du monde et il a un besoin irrépressible pour en faire partie, y fusionner. C'est l'être-monde nouveau que sa révolution, un coup populaire par excellence, a démontré et dont elle continue à administrer la preuve par l'effervescence continuelle de toute la société remuée en ses profondeurs comme un ventre en gestation. Et il est prêt à mettre au monde ce qui sera l'espérance attendue d'un être-ensemble original, conforme aux attentes des uns et des autres, bien ancré dans leur authenticité et qui est tout sauf une répudiation de l'altérité, cette seconde face de la divinité ancienne, janusienne si j'ose dire, qu'est la Tunisianité.
Dans le même temps, ce Tunisien n'a pas une particulière fierté de sa nature humaine, car ayant quelque veine divine, étant en possession de ce qui fait le trait essentiel des déités, soit la sérénité dont l'un des aspects non des moindres est la magnanimité. C'est ce que, trivialement, on a qualifié de mollesse, de manque de virilité, et qui est au vrai un sens élevé de la valeur de cette sagesse qui est d'être une créature à l'image de son créateur.
De ce Tunisien dont nous venons de brosser pour l'essentiel le portait au négatif à la manière d'un archétype, nous faisons partie tout en ne l'étant pas dans une dialectique bien tunisienne de la complémentarité des contraires, cette pensée dite contradictorielle élevée par la postmodernité en art suprême de la cogitation.21
Que serions-nous donc maintenant si on se définissait au positif? Nous le tenterons en rappelant que la définition est, étymologiquement, la précision des limites, de la fin (dé-finition); aussi, définir consiste-t-il à indiquer les limites (dé-finir), jusqu'où on peut aller et pas plus loin. Ce faisant, nous flirterons volontiers avec les limites de la psychologie du Tunisien, n'hésitant pas à pousser au paroxysme sa profonde nature, quitte à faire susciter chez d'aucuns des cris d'orfraie. Et ce sera assurément vrai de la part de ceux qui se voient autrement qu'ils ne le sont dans leur miroir déformant, ignorant que leur véritable reflet est dans le comportement et la réaction d'autrui, y compris celui qui est censé être leur antinomie même.
D'abord, nous sommes tous des anarchistes dans ce sens de refus de soumission à une autorité qui ne nous convient pas22 et dans un esprit porté constamment à la contradiction. En cela, nous pouvons être tout autant religieux qu'athées, croyants orthodoxes et hétérodoxes; car qu'est-ce la religion sinon le lien à établir avec ses semblables à travers l'intermédiation de Dieu?23 Or, ce lien, le Tunisien se le confectionne seul et à ses vues, selon ses goûts et parfois même ses humeurs. Aussi, que l'on soit musulman ou non musulman, nous ne restons pas moins croyants en la mission qui nous incombe et tant que Tunisiens. Celle-ci consiste à célébrer la puissance divine à travers les valeurs essentielles de la tolérance en tant que manifestation majeure de la rationalité et de l'oecuménisme. Elle l'est aussi en tant que sanction du caractère universel et humaniste de notre foi musulmane ou de notre foi en l'homme libre. En effet, le musulman, par définition, est libre de tout lien, n'étant soumis qu'à son créateur, qu'on l'appelle Allah ou de tout autre nom à notre convenance, sachant que de par notre condition humaine, nous restons imparfaits même et y compris dans l'absoluité de notre génie.
Ce faisant, et c'est bon de le rappeler en ces temps de trouble idéologique confinant à la guerre des religions entre sécularistes et religieux, nous sommes tous des laïcs au sens premier et vrai du terme. Au-delà de l'acception d'une pratique particulière imposée à l'histoire des idées politiques, ce terme désigne, en effet, ce qui est commun au peuple et lui est propre.24 Or, ce qui est propre à la Tunisie est la prégnance en sa société de valeurs à forte coloration moins typiquement religieuse que spirituelle.
En cela, aussi, nous pouvons affirmer que le Tunisien est salafi, au sens de retour aux sources ou à l'exemple des anciens, avec en premier et suprême modèle, après bien évidemment le prophète, celui du soufi Junayd.25 Le Cheikh Ghannouchi, d'ailleurs, ne s'est pas privé de le dire, mais en se gardant d'ajouter cette vérité incontournable qu'en Tunisie le vrai salafisme est le soufisme de la vérité, qui a su le mieux incarner l'esprit authentique de l'islam premier ou primitif. On voit bien, d'ailleurs, aux attaques perpétrées ici et là contre les mausolées soufis, à quel point le salafisme actuel des mensonges se sent menacé dans son existence même par cet islam de la vérité qu'est le soufisme des premiers maîtres. Certes, d'aucuns persistent à ne voir dans le soufisme que sa déclinaison populaire pour cacher leurs propres turpitudes. Or, même sous cette forme caricaturale, le soufisme l'emporte sur le salafisme dévoyé d'aujourd'hui en termes d'esprit de paix et de fraternité, deux valeurs cardinales de l'islam des origines.
Et tout autant, quitte à choquer encore, la provocation étant dans le caractère du Tunisien du fait de sa propension à l'originalité, nous pouvons soutenir aussi que nous sommes tous des homosensuels,26 entendant par là que l'orientation sexuelle des uns et la pratique des moeurs des autres demeure le dernier souci des larges couches populaires attachées à leur liberté et celle d'autrui de vivre et le souci de ne le faire qu'à leur guise, sans considérations morales que celles imposées par l'éthique du moment qui se révèle être une véritable esthétique.27
Il est sûr que l'on pourra ajouter d'autres traits et caractéristiques à ce tableau synoptique qui, rappelons-le, relève bien plus de l'approche idéaltypique wébérienne que d'une catégorisation scientifique. Aussi peuvent manquer certains traits paraissant non moins essentiels que ceux cités et certains sembler excessifs; c'est que notre but était moins d'être exhaustif et complet que pertinent et concret, moins soucieux de réalisme et d'apparent que tenant compte du réel y compris inapparent, le « réal » tel que théorisé par M. Maffesoli.28
Aujourd'hui, au-delà de l'agitation des uns se donnant faussement pour action et les anathèmes des autres se voulant rappel à la vérité et qui ne sont que des tentatives désespérées d'un rappel à un ordre vermoulu en train de sombrer de lui-même dans les oubliettes de l'histoire, la Tunisie fait son chemin vers sa future incarnation. Elle est en pleine palingénésie, se défaisant pour se refaire re-belle. En cela, la Tunisie est le lieu qui fait lien. Et tout vrai Tunisien, inspiré et original, comprend l'importance de ce moment historique qui est un instant privilégié, cet « un-s-temps unique » et multiple à la fois,29 un temps d'éternité, sachant que l'éternité est l'instant présent30 dans l'éternel retour des choses en ce monde.
C'est ainsi que la Tunisie saura être en proue du nouveau cycle du temps nouveau qui est en train de se mettre en place, temps régi par une loi de la fraternité, le pouvoir institué des élites politiques y devenant moins arrogant, car soumis à la puissance instituante des masses populaires dans sa diversité tribale. Or, pareille puissance, ne procédant pas d'une prépotence tutélaire surplombante, elle n'est pas non plus celle de Dieu le père, mais de mon frère le croyant, le vrai croyant, celui qui a une foi soucieuse avant tout de la liberté de son prochain autant que de la sienne, y compris de ne pas être croyant. C'est l'esprit de ce que je nomme l'islam postmoderne.
De la renaissance à la palingénésie :
La renaissance que le parti islamiste dominant s'est choisie pour nom est le rêve de tout Arabe musulman; en cela, la symbolique est porteuse, de celles qui dénotent un sens politique affirmé. Il reste que se focaliser sur une renaissance, c'est désormais se limiter à un modèle qui fut certes grandiose et qu'on voudrait refaire naître alors que toutes les lois scientifiques, notamment sociologiques, disent son impossibilité; puisque rien ne renaît comme il l'était.
C'est pour cela que les salafis ont raison, en termes purement techniques, de vouloir retrouver l'islam dans l'état où il était; en cela la technique de la renaissance est respectée. Toutefois, retrouver cet islam-là, ce n'est pas nécessairement retrouver l'islam qui fut grandiose, car révolutionnaire, en son temps; et cela, les salafis ne veulent pas le comprendre. Ce qui se comprend de leur part eu égard à leur dogmatisme. Cela est néanmoins incompréhensible de la part des musulmans se voulant modérés du parti d'EnNahdha. Ceux-ci, tout en disant vouloir l'islam des Lumières, n'osent pas reconnaître que leur oeuvre pour sa renaissance ne pourrait être un simple retour de l'islam tel que nous l'avons connu, avec la lettre de ses commandements en avance sur leur temps mais en recul sur le nôtre. Car ainsi, ils le réduisent à un simple rite pour un autre temps, n'y voyant que le culte figé, ce qu'il n'est pas. Pour retrouver l'islam des Lumières, ils se doivent de comprendre qu'il leur est inévitable de faire l'effort de lire l'islam selon ses intentions, et faire de ses principes, son esprit sublime et éternel, le guide de leur action politique.
C'est d'une évolution vers un islam des temps actuels, donc de la postmodernité, qu'il s'agit. Et le parti EnNahdha, pour réussir cet effort, doit se libérer de la pression de ses extrémistes. Pour cela, il a intérêt à consolider ses rapports avec les partis laïcs; comme certains ont eu l'intelligence de le faire avec la formule actuelle de la troïka. Cependant, il ne doit pas s'agir d'une tactique politicienne, mais d'une stratégie au long cours qui leur permettra d'évoluer encore plus et de réduire en eux l'influence de leur part d'ombre, cet islam des ténèbres qui n'est pas un danger pour le pays seulement — le monde méditerranéen y compris —, mais aussi pour leur propre pérennité en tant que parti politique qui compte.
Bien évidemment, pour ce faire, un effort similaire à celui réalisé par les deux membres de gauche de la troïka doit être fait également par le reste des forces progressistes de l'opposition qui se complaît, par trop, dans un rôle de dénigrement systématique; même si pareille stratégie peut servir ponctuellement à refréner la fringale hégémonique du parti dominant et ses fatales erreurs eu égard à son expérience de gouvernement somme toute limitée. Toutefois, pour être objectif, il faut reconnaître qu'en termes de limitations, c'est tous les protagonistes de l'expérience démocratique en Tunisie qui le sont; c'est le lot commun à tous les partis politiques, y compris ceux disposant des plus expérimentés de nos politiciens? Car l'expérience de ces derniers se résume en un cursus réussi à l'école de la dictature et non par un véritable parcours démocratique, sinon en tant qu'opposants. Or, s'il y a déjà loin de la contestation à la gouvernance, que dire de l'expérience sous la stricte férule d'une dictature?
Aussi, la phase actuelle emportant des retombées qui concernent fatalement les alliés occidentaux de la Tunisie, elle nécessite impérativement leur implication. Et il doit s'agir de leur part d'un investissement sérieux, sans arrière-pensées, en faveur de la démocratie avec des mesures révolutionnaires. En cela, persistant et signant, je soutiens inévitable à terme l'adhésion de la Tunisie à l'Union européenne31 et je continue à proposer, pour la préparer, l'instauration d'un visa biométrique de circulation. Car cette dernière mesure est la seule parade utile susceptible de faire échapper la jeunesse tunisienne au péril intégriste, piège dans lequel elle est en train de tomber à la faveur justement de la fermeture des frontières.
Dans cette attente et pour y arriver dans les meilleures conditions, le parti de cheikh Ghannouchi se doit de s'employer à faire passer son parti, et surtout la mentalité de ses troupes, de la croyance, de la conviction — soit d'une conception restrictive de la religion — à la foi où prime la fidélité à l'esprit d'une religion qui est bien plus un lien reliant la créature à Dieu et les créatures entre elles qu'un lien qui attache et emprisonne. Et, contrairement à la croyance, la foi relève bien de la science !32 C'est pourquoi je crois que c'est moins d'une renaissance en Tunisie de l'islam que l'on doit parler que de palingénésie, en rappelant que celle-ci est un retour à la vie et donc bien plus qu'une simple renaissance, étant un renouvellement moral, entre autres.
Or, au-delà de son discours politique qui puise volontiers dans la langue de bois — comme c'est le cas, au demeurant, pour la plupart de ses opposants —, le parti EnNahdha ne semble pas tout à fait prêt à une pareille évolution qualitative, la seule en mesure de pérenniser son dernier succès électoral. Ce faisant, il oublie que pareil succès fut moins une adhésion qu'un vote de rejet, juste un bonus populaire pour un parti structuré, ayant véritablement milité contre l'ancien régime. Pareille potion magique qui a servi à remporter la compétition électorale reste, certes, sa force, mais elle a bien besoin de plus d'ingrédients pour être toujours efficace. Surtout si les futures élections se font avec un corps électoral bien plus représentatif. Or, une telle force, cette arme magique pourrait être la redécouverte de ce que j'appelle la vocation islamique.
Mais avant d'en disserter brièvement, puisqu'on doit y revenir en détail dans la troisième partie de ce triptyque, rappelons d'un mot ce qu'on a souvent tendance à oublier relatif à ce phénomène propre à toute vocation, qu'est l'extrémisme. C'est qu'il ne nous faut jamais ignorer que s'il se résout en cette tendance de recours aux moyens extrêmes, donc violents, dans la lutte politique (mais aussi religieuse quand la religion est aussi une politique, comme l'islam), l'extrémisme est aussi et surtout un ultracisme, soit cette position revendiquée d'être au-dessus des autres, professant une élévation très haut par rapport au niveau commun auquel on réduit autrui. Or, s'attacher à une conception voulue épurée de l'islam, même si elle se revendique orthodoxe, comme c'est le cas chez le parti EnNahdha, revient à être soi-même ultra, se situant au-dessus du niveau général du peuple dont l'islam est tout autre, foncièrement paisible, quitte à paraître hétérodoxe aux yeux des puristes chez les nahdhaouis.
La vocation islamique :
Il est, ici, un parallèle à faire entre la notion de vocation (beruf) telle qu'étudiée brillamment par Weber et son influence sur l'évolution du christianisme et conséquemment sur le capitalisme33 et la notion équivalente en islam de tradition des ancêtres, le salaf, qui n'est qu'un appel au retour, bien moins à la tradition en tant que somme théologique ou ensemble de notions héritées et mode de leur transmission du passé, qu'à un attachement à l'esprit de l'islam, sa vocation même, l'appel divin الدعوة.
Dans les deux cas, il y a une interprétation de la vocation; mais si du côté chrétien, elle s'est faite dans le sens d'une extériorisation de la vocation religieuse, son ouverture au monde laïc, une modernisation au sens premier de mise au goût du jour,34 en islam, elle s'est traduite par une intériorisation, une sortie du goût du jour qui était déjà par trop extériorisé, l'islam marquant les moindres aspects de la vie, même si cela ne se faisait pas selon une conception unique ni canonique. Or, combien même cela allait être dénoncé, c'était déjà l'esprit même de l'islam en ce qu'il avait de charge éminemment révolutionnaire et de remise en cause de tout dogmatisme hors le dogme de l'unicité divine. En un mot, on peut dire que son anomie telle qu'elle allait être dénoncée par Ibn Hanball était déjà canonique dans son essence; ce qui dérangeait était moins l'esprit que son assomption, moins le fond que la forme. La preuve est que le père fondateur du salafisme, tout en faisant des soufis de son temps ses ennemis jurés, ne pouvait que saluer et vénérer les pères fondateurs de ce mouvement qu'il appelait les soufis de la Vérité.35 Donc, s'il s'est fait le contempteur du soufisme, on peut soutenir sans risque de contradiction qu'il ne le fut qu'au nom d'une conception pure et de l'islam et du soufisme réunis.
De fait, il y avait un élément majeur qui a influé sur la pensée d'Ibn Hanball et qui fut le dogmatisme de l'État, même s'il s'était pratiqué au nom de la raison. C'est moins donc moins la raison qu'a combattue l'éminent cheikh que sa pratique, soit la violence instituée, la transcendance étatique.36 Et c'est pareillement la violence, en sa forme impérialiste assise sur l'instrumentation de pratiques populaires dévoyées du soufisme, que combattra son élève Ibn Taymia. Or, en un tragique retournement des choses, c'est plutôt pour toute sorte de violence instituée et transcendante que combattent nos salafis d'aujourd'hui à coup de constructions des plus diverses, plus farfelues les unes que les autres, quitte à ce qu'elles soient, non seulement exotiques et aberrantes, mais aussi carrément hérétiques eu égard à la foi islamique véritable. Car la vocation islamique en terme salafi pur est moins dans la conformité au dogme dans sa forme (comme avec cette ineptie du retour au califat affichée ostensiblement par d'aucuns)37 qu'à l'esprit de ce dogme; et cet esprit s'appelle liberté, l'esprit islamique étant d'abord libertaire. Nous y reviendrons dans la chronique à suivre.
Disons, dans l'immédiat, qu'en Occident, à la faveur du développement économique et surtout (ne l'oublions pas!) de l'expansion impérialiste dans un monde où la frontière n'existait pas, ou n'avait qu'une valeur toute relative, on a fait de cette extériorisation une extrospection. À l'opposé, en terre d'islam, notre intériorisation a été une sorte d'introspection; et il n'est que temps de tirer les leçons de cette autopsychanalyse qui dure encore. Le moment est venu de quitter le divan et de démontrer que la psychanalyse a réussi, nous permettant de distinguer ce que nous sommes, comme brossé à grands traits supra, de ce que nous ne sommes point! Pour atteindre à cette vocation, cette sommité spirituelle que constitue notre religion en l'abordant en une culture et non plus en un simple culte, usant d'une raison éminemment sensible, il nous faudra procéder à ce que Gaston Bachelard appelle une « psychanalyse de la connaissance objective »38 permettant d'identifier les obstacles affectifs dans l'univers mental du politicien, islamiste comme séculariste, qui empêchent la gestion des phénomènes sociaux critiques et leur connaissance. Et il nous faudra oublier que c'est moins de progressisme que l'on doit faire montre dans l'action que de progressivité.
J'appelle cela une politique compréhensive se fondant sur une approche de l'imaginaire social où la rêverie sympathise intimement avec le réel. En cela, il s'agira d'aller à l'encontre de cette approche dépassée dite scientifique, prenant ses distances avec l'affectuel qui est pourtant une charge émotionnelle du réel inévitable en notre ère des sens. Car, ce faisant, on ne manque pas d'être antipathique au peuple, ne sachant jamais être véritablement en empathie avec lui, occupé à complaire à une conception dépassée de la science et de la politique réunies.
L'imagination morale au pouvoir :
Que voit-on, pourtant? Au lieu de considérer le conflit comme la constante inévitable de tout changement porteur de réalité nouvelle, plein d'espoir et de lendemains qui chantent, on refuse d'accepter le présent tel qu'il est de peur de paraître déchanter aujourd'hui. Et l'on se propose, chacun à sa manière, d'être porteur à soi seul du bonheur, se présentant illusoirement comme la meilleure garantie qui soit de lendemains qui ne déchantent pas.
Ainsi, pour nous limiter aux deux mastodontes accaparant la scène politique, nous voyons le talentueux Caïd-Essebsi proposer son expertise assise sur un passé de science infuse en politique classique dont personne ne peut oser douter. Le hic est que l'adhésion à cette expertise suppose un schibboleth,39 une sorte de sésame pour un retour, même partiel et remis au goût du jour, à un passé que le pays a pourtant définitivement rejeté. Objectivement, une telle solution reviendra à faire vivre la Tunisie, pour référer à l'histoire française, une Restauration. Or, c'est vers une République, seconde du nom, que vont les rêves des Tunisiens!
J'ai beaucoup de respect pour le talentueux BCE et je crois que la Tunisie a encore besoin de lui, mais en sage au-dessus de la mêlée. Je respecte aussi ses compagnons qui ont servi, tout comme moi et bien d'autres, leur pays; mais je relève qu'ils n'ont pas pu ou su, pour la plupart, rompre avec l'ancien régime lorsqu'il avait fallu choisir entre les valeurs aujourd'hui célébrées et la complicité avec leurs négateurs de l'époque révolue. Certes, eu égard à l'atmosphère particulière de la dictature, il ne leur était pas demandé d'entrer en révolte ou de militer; une dissidence intellectuelle, une réserve morale avérée suffisait. Aussi, même au nom de l'intérêt suprême du pays, on ne peut raisonnablement mettre sur le même plan, au lendemain de la révolution, les opposants à l'ancien régime et ses collaborateurs. C'est une question d'éthique et encore plus d'esthétique,40 avant d'être de politique !
Pour ceux parmi les sympathisants de Caïd-Essebsi qui n'avaient pas frayé avec la dictature déchue, sauvegardant leur âme, ils ont aujourd'hui le tort de rompre avec la société dans ses plus larges couches en adoptant une attitude séculariste excessive heurtant l'attachement de la majorité du peuple à ses racines, et ce bien moins par religiosité que par désir d'authenticité. C'est ce dont ils doivent prendre conscience en cessant, tout comme pour le parti islamiste, de puiser dans le langage double issu d'une politique à l'antique.
S'agissant du parti dominant, il persiste à tort à croire à une adhésion politique large et automatique de la population à son idéologie, ce qui obscurcit son horizon et nuit à son action. Le ministre des Affaires étrangères, dans une déclaration fameuse cet été, n'a-t-il pas prédit un avenir radieux pour son parti et des retombées positives, par ricochet, pour ses alliés actuels, assurant que la lune de miel entre EnNahdha et le peuple était durable! Sans avoir les dons de prémonition de Monsieur Abdessalem, je ne pense pas moins qu'il n'a pas nécessairement tort si, toutefois, son parti savait tirer véritablement avantage de l'expérience en cours et rectifier le tir, sérieusement et bien plus qu'il ne le fait actuellement, en s'engageant résolument sur la voie d'une nouvelle modernité politique.
Quèsaco? D'évidence, il s'agit de l'adhésion sans réserve à ces règles de base de toute démocratie qui se respecte aujourd'hui, sourcilleuse sur la liberté des opinions et des moeurs, l'égalité de tous les citoyens, croyants et non-croyants, hommes et femmes, outre la non-atteinte à la vie privée et la non-restriction des pratiques sexuelles non orthodoxes, y compris en matière de moeurs, dont la santé demeure le pouls de la société.
Pour ce faire, le parti majoritaire possède un atout maître en l'expérience du parti frère turc au pouvoir qui est de nature à l'éclairer sur la meilleure stratégie afin d'éviter les erreurs inévitables en politique. Mais, bien mieux que tout, son arme fatale reste la tradition ancestrale de la Tunisie en termes de libertés et d'ouverture au meilleur, même hors de ses frontières terrestres étriquées qui ne renferment pas moins une originalité d'autant plus précieuse qu'elle est forcément rare eu égard à la taille du pays si réduite, propice à toutes les préciosités et toutes les expériences d'avant-garde.
EnNahdha doit abandonner sa posture morale actuelle, bien ringarde aux yeux du peuple dans sa majorité qui est, à l'exception d'une minorité pudibonde, éprise jusqu'au fond de l'âme d'un plaisir d'être, une aspiration hédoniste à vivre ici et maintenant et ce même, et surtout, à l'ombre d'une religion compréhensive, tolérante et rebelle à tout conformisme.
Quand les personnalités du staff politique se montrent humbles, insistant sur leur volonté de se corriger et de mieux faire, c'est de bonne guerre, les erreurs étant inévitables y compris de la part des politiciens chevronnés, sans parler de ceux qui font leurs premières armes en politique. Il ne faut pas moins que pareille profession de foi soit sincère et ne relève pas de la tactique politicienne. Surtout lorsqu'on dispose, comme c'est le cas de l'équipe gouvernante, de cette part d'empathie avec le peuple du fait du passé de lutte contre la dictature; ce qui n'a pas peu compté pour son accession si remarquée et si remarquable au pouvoir.
Il ne tient donc qu'au gouvernement en place de faire sincèrement preuve d'humilité, en évitant toute tentation de se croire infaillible et d'entretenir en lui la flamme d'amateurisme politique dont il use par moments à juste titre, afin de rester à l'écoute du moindre son de cloche juste en provenance des profondeurs du peuple. J'ai parlé d'amateurisme et je précise qu'il ne s'agit pas de ce manque de professionnalisme susceptible de donner une oeuvre incomplète ou bâclée; car pareil travail, s'il ne procède pas d'une mauvaise foi caractérisée, n'est pas blâmable et peut à tout moment être amélioré; l'intention — la bonne — devant toujours primer. Non ! par amateurisme, j'entends la manière de s'adonner à son travail avec entrain et plaisir, sinon amour et passion; et c'est la marque du vrai politique aujourd'hui, notamment tel que le peuple de Tunisie en rêve pour son pays où peuvent se tracer les lignes d'un nouveau futur de l'exercice du pouvoir, non seulement dans les pays du Sud, mais dans le monde entier.
Dans un article récent, et ci-dessus encore, j'ai parlé de cette lumière qui est en ce peuple, faite d'une foi dans le meilleur, une tension vers l'idéal. Or cette lumière est une lueur d'activisme, cette attitude désormais quasi générale dans la population à prendre une part active aux moindres événements du pays, particulièrement dans le contexte politique et social postrévolutionnaire.
Malheureusement, l'image de la scène politique actuelle reste par trop celle d'une imagination morale orientée41 où se mêlent des dits et des non-dits. Or, faute d'user au pouvoir de l'imagination féconde de nature à muer en un facteur d'innovation d'une pratique politique démodée en collant à l'imaginaire populaire, on est réduit à une imagination morale se résumant à se vouloir juste de la force brute, une force de frappe partisane dans une stratégie centrée sur leur seul objet du désir politique, un désir relevant alors du honteux : le pouvoir et ses leviers.
Pour le parti dominant, celui qui compte le plus, en dernière analyse aujourd'hui, la particularité de son action est qu'elle est fondamentalement en son essence une rétroaction. Le programme d'EnNahdha est resté en grande partie écrit en une encre spéciale, la partie visible, la moins importante réellement, l'étant en gros caractères et à l'encre habituelle, cherchant à se conformer aux objurgations de ses alliés tenant compte des exigences populaires. La seconde, cependant, celle qui fait foi auprès des plus initiées du parti et qui n'est accessible qu'à eux est à ce jour en encre sympathique.
Il ne serait pas excessif de dire ici que le plus grand succès réalisé par le parti de cheikh Ghannouchi en Tunisie l'a été justement dans ce domaine de l'imagination morale. J'entends par là cette capacité d'imaginer les possibilités diverses et variées en bénéfices et en dommages potentiels susceptibles de découler d'une action choisie. C'est en cela que la politique du parti au pouvoir reste singulière, à la fois intelligente et retorse, et qu'on peut considérer comme de la politique de haut vol selon la conception politique à l'antique. Or, cette dernière se réduit à du vent (finissant même en vent d'autan!) dans la conception vraie d'une politique compréhensive, usant de raison sensible et de pensée caressante que commande l'ère des sens actuelle.
Faut-il rappeler à qui prétend voir l'avenir selon ses croyances et convictions, et qui se révèle de courte vue, que le pays a changé et qu'il n'est plus possible de s'y comporter en père, même pas en étant bienveillant au possible. On est dans une société de foules aux sens en émoi que seule peut régir une loi horizontale, fraternelle; aussi est-il recommandé de s'efforcer à se comporter en égal de tous les Tunisiens et, au mieux, en primus inter pares, pour avoir une chance de réunir autour de soi, autour d'une politique intelligente, à défaut de tous les Tunisiens, une majorité effective.
Signalons, à ce propos, qu'il existe en psychologie sociale ce qu'on appelle l'effet « Primus Inter Pares » dit effet PIP42 selon lequel on cherche, dans un premier temps, à se situer comme semblable et conforme aux autres, tout en développant, dans un second temps, une différenciation accrue d'autrui. Or, il est de la plus haute importance d'être attentif au fait que si l'expression sert à l'origine à souligner l'égalité formelle entre les membres d'une communauté quelconque ou le fait que les décisions y sont prises par consensus, elle ne manque de virer rapidement de sens.
Ainsi, l'inventeur du concept montre dans des travaux sur le double comportement — ce qui ne suppose pas nécessairement de la duplicité, mais juste une attitude se voulant à la fois semblable et différente — qu'un sujet peut chercher à donner une image positive de lui-même tout en voulant défendre son originalité individuelle. Et il conclut que tel comportement aboutit à une posture « sur-conforme », soit totalement artificielle. Et c'est ainsi que se présente aux yeux de la majorité des Tunisiens le parti EnNahdha dans sa gestion de ses contradictions internes et ses ambitions antagonistes pour la Tunisie.
Bien pis! La conception nahdhaouie de la religion, quoi qu'on en dise, reste réductrice de l'islam. Elle ignore ce qu'il a de révolutionnaire, sacrifiant son âme à un texte qu'on croit honorer en veillant à ce qu'il reste figé dans son interprétation, intouchable en ses implications, car sacré. Ce faisant, elle ne réalise pas que pareille conception est foncièrement judéo-chrétienne! En effet, le sacré dans la tradition arabe islamique est ce qui force le respect par sa sublimité même, quitte à changer ou à cause de son aptitude à cela, pour rester toujours objet d'un respect renouvelé du moment que son évolution demeure conforme à son essence. C'est en cela que réside la sacralité vraie chez les Arabes.
L'imaginaire de la révolution
Ce qui désole encore aujourd'hui est que la langue de bois demeure l'arme la plus utilisée par la plupart des protagonistes de la scène politique s'adonnant à la politique à l'ancienne déjà décriée. On aurait dit un personnel en désorientation spatio-temporelle, comme atteint d'un Alzheimer politique!
Dans ce théâtre de la prouesse, peut-on raisonnablement soutenir que le parti de Cheikh Ghannouchi fait ce qu'il ne dit pas? Pratique-t-il le double langage? Disons qu'il se situe sur le plan de la politique telle que la pratiquent aussi ses protagonistes et qu'en pareille conception, tout dépend de la qualité et de la morale des interlocuteurs. Contrairement donc aux apparences et à ses sources religieuses, il se situe plutôt sur le plan de la politique et non de l'éthique, car même l'islam accepte le recours au mensonge et à la tromperie en guerre. En cela, EnNahdha, au lieu de se singulariser, n'hésite pas à recourir aux mêmes armes utilisées par ses adversaires, faisant devise de la fameuse expression qui veut que les promesses politiques ne lient que celui qui les entend.
On est donc loin d'une conception compréhensive de la politique où l'éthique doit d'abord être cette esthétique tout en sensibilité, où l'ordre amoureux est de rigueur, s'étendant à tous, y compris et surtout à l'adversaire tel que l'illustre l'islam soufi, primant l'ordre égotiste de soi dans une société où la loi du père, fût-il Dieu, cède la place à celle des frères, horizontale et égalitaire. La fraternité musulmane, qui se décline au vrai en une fraternité humaine, serait-elle donc un simple slogan, un pur mythe pour EnNahdha?
En Tunisie aujourd'hui, tout en acceptant de paraître naïf, cette naïveté du sage ou du philosophe qui amène à ne jamais juger sur les intentions, on n'est plus dupe des fausses apparences ou de Perlimpinpin, à supposer que cela le fût un jour. On sait pertinemment, par intuition presque, que la représentation mentale est au coeur de l'action ou de l'inaction et de la qualité de notre sérieuse volonté à gérer avec coeur les choses. C'est de notre image de nous-mêmes et de notre société qu'il s'agit ici, et tout simplement de la politique qui est assise dessus.
Et cette politique a certes des dimensions intérieures et extérieures. Des premières, notre imagination est maîtresse. Des autres, elle peut y prendre part selon notre conviction. Et celle-ci doit être grande! Car, il est un fait indubitable : que les choses iront nettement mieux de par le monde le jour où l'on réalisera toutes les implications du village planétaire dans lequel nous vivons depuis un temps. Or, le politique véritable aujourd'hui est celui qui en tient compte dans son action. Et plus que tout, qui ne perd pas de vue l'imaginaire populaire.
En notre pays, cet imaginaire a été résumé par le fameux « Dégage », un impératif qui a bien moins porté sur une personne que sur un système, bien moins sur une pratique que sur sa symbolique. C'était l'ordre donné à une conception antique de la politique de laisser la place à une nouvelle, plus soucieuse de la dignité du peuple, de ses exigences au respect et de ses aspirations à l'émancipation. Aujourd'hui, alors que la liberté certaine retrouvée par le peuple ouvre une sorte de boîte magique, d'aucuns cherchent à en faire une boîte de Pandore, toutes les envies voulant s'exprimer, y compris les plus farfelues, les moins conformes à l'esprit paisible du peuple par leur extrémisme et jusqu'au-boutisme.
Aujourd'hui donc, et plus que jamais, il nous faut être attentifs à cet imaginaire et en tenir compte pour agir aussi bien dans sons sens que dans celui de l'ère présente régie, tel que nous l'avons noté, par des sens débridés, aussi bien dans leur signification de pulsions intimistes, sexuelles, que de revendications publiques de mesures sociales et politiques.
Nous l'avons dit, cette politique originale, ayant le courage d'aller vers l'idéal en tenant compte du réel, se doit de satisfaire à deux exigences autant évidentes sur le plan des principes que difficiles à entrevoir sur le plan pratique pour cause d'une fausse appréhension idéaliste lui collant à la peau. Aussi, nous le répétons volontiers, cela consiste à épiphaniser le réel national en y faisant éclore toutes les valeurs démocratiques sans restriction. Et cela ne se fera que par une assomption d'un islam des Lumières laissant apparaître ce qu'il comporte d'éternel en prenant appui sur son esprit et ses intentions pour tout qui est en lui de contingent.
Cela nécessite, sur le plan international, d'oser défier les canons usés d'une politique internationale par la puissance porteuse de l'imaginaire d'une révolution démocratique s'apparentant à l'avènement en Méditerranée de «présence paraclétique»,43 soit d'une force agissante qui, à l'image du Saint-Esprit, illuminera la Méditerranée, englobant ses États démocratiques et transformant les valeurs de ceux sur lesquels elle se pose. Ce qui exige une transfiguration de la conception européenne de ses rapports avec ses voisins du sud, la Tunisie pouvant y aider en osant revendiquer son adhésion à l'Union européenne. À défaut d'avoir un tel courage, qui est bien moins visionnaire que l'on croit, pareille issue s'imposera quand même à l'Europe qui — Nobel oblige, désormais — sera bien amenée, à proposer l'adhésion à la Tunisie pour l'amarrer aux valeurs de la démocratie occidentale, lui évitant de glisser dans l'extrémisme, emportant l'Europe dans une tourmente alors inévitable.
Tôt ou tard, cette issue adviendra, étant inscrite dans les faits sociaux évoluant vers un renouvellement de la notion de communauté. Je vois en gestation, dans la socialité effervescente aujourd'hui en Tunisie, et à un degré moindre dans les sociétés européennes, une notion de Communitas existentielle idéelle44 du vivre et du sentir communautaire démocratique méditerranéen. De fait, ce sera une nouvelle mouture, postmoderne bien évidemment, de la notion classique de solidarité mécanique chère à Durkheim, qui désignait l'agrégation d'individus situés non pas côte à côte, mais en congruence, en osmose, les uns avec les autres avec un sentiment commun d'appartenance à un ensemble social transcendant les consciences individuelles, artificiellement singulières. Aujourd'hui, en cette ère des sens, la communauté démocratique prime les frontières et les cultures, elle est d'abord d'essence politique.
La Communitas démocratique, en notre postmodernité, est à la source d'un éthos collectif qui est loin d'exprimer une quelconque somme de consciences individuelles, même s'il s'incarne nécessairement dans ces dernières, celles-ci étant avant tout un désir de paix que seule une démocratie vraie peut garantir. Or, cela nécessite de part et d'autre de la Méditerranée, une sorte d'extase, au sens premier du terme, c'est-à-dire d'une « sortie de soi » vers l'autre.45
En effet, la Tunisie comme l'Europe, sont appelées à briser la gangue de leurs conformismes ancestraux pour faire participer tout un chacun de leurs citoyens à la solide organicité des gens et des choses et, plus largement, du cosmos dans une solidarité démocratique à inventer en Méditerranée afin qu'on arrête d'opposer ses deux rives avec des arrière-pensées, des arguties ou des artifices géographiques devenus démagogiques devant l'interdépendance généralisée, humaine surtout.


À suivre :
L'éthique islamique et l'esprit de la démocratie : L'islam en œuvre d'art


NOTES :

1 Gustave Le Bon, Psychologie des foules, Presses Universitaires de France, Paris, rééd. 1971.
2 Rappelons que la postmodernité est, schématiquement la «synergie de l'archaïsme et du développement technique». Cf. Michel Maffesoli, L'instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, Paris, Denoël, 2000, rééd. La Table Ronde, 2003, p.13.
3 Le Bon, op. cit.
4 Michel Maffesoli avait déjà relevé cette caractéristique de nos temps dès 1988 : Le Temps des tribus, Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse, rééd. La Table Ronde, Paris, 2000.
5 MM, comme le nomment ses amis, écrit ainsi dans la présentation d'Après la modernité, ouvrage réunissant trois de ses premiers ouvrages : «Savoir prendre en charge l'impensé, c'est-à-dire le sous-sol d'une socialité demeurée à l'écart du savoir officiel. Un ailleurs qui est pourtant là. Le là de l'être social. Le là de ce qu'Auguste Comte nommait le Grand Être. Prendre en charge l'impensé, c'est-à-dire ce qui est là, dispersé, chez le poète, l'artiste, le prophète. Et, surtout chez cet homme du quotidien, homme sans qualité, qui est un condensé de tout cela. Une pensée présente à la présence de la vie. Penser à même la vie. S'attacher à ce que Walter Benjamin nommait le concret le plus extrême. Voilà bien le chemin emprunté par cette réflexion ruminante qui, au travers de la domination, du mythe du Progrès, du présentéisme, s'employait à désobstruer la sociolo­gie théorique des pensées convenues et divers dogmatismes dominants.» Après la modernité ? : la logique de la domination, la violence totalitaire, la conquête du présent - Michel Maffesoli - CNRS Editions, Paris, 2008.
6 Gilles Lipovetsky, L'Ère du vide. Essais sur l'individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
7 Michel Maffesoli, Le Temps des tribus. Le déclin de l'individualisme dans les sociétés de masse, Paris, La Table Ronde, 1988.
8 Michel Maffesoli, Homo eroticus. Des communions émotionnelles, CNRS Éditions, Paris, 2012. Rappelons que Maffesoli est l'auteur de la fameuse sociologie de l'orgie, faisant de la figure de Dionysos, ce dieu cher à son cœur, l'archétype de la socialité postmoderne. Or, Dionysos n'est pas loin de correspondre, chez nous, à ce que Bourguiba appelait le démon berbère. Cf. à ce sujet : L'Ombre de Dionysos. Contribution à une sociologie de l'orgie, 1982, rééd. CNRS Éditions, Paris, 2010.
9 Le Bon, op. cit.
10 Cf. Michel Maffesoli, Éloge de la raison sensible, La Table Ronde, Paris, 1996, rééd. 2005. Cet ouvrage paraîtra sous peu en arabe au Maroc, aux éditions Afrique Orient, sous le titre : مزايا العقل الحساس traduit par Abdallah Zarou, un ancien élève de Maffesoli, déjà traducteur chez le même éditeur de Du nomadisme : في الحل والترحال. En arabe, il existe juste un autre titre traduit de Maffesoli, La Contemplation du monde, premier en date et qu'on doit à Farid Zahi تأمل العالم. الصورة والأسلوب في الحياة الإجتماعية
11 Max Weber, Économie et société, Pocket, Paris, 1995.
12 Paranoïa vient du grec pará (au-dessus de) et nóos (esprit, pensée); soit « para nous», ce qui suppose d'avoir « l’esprit tourné contre ». La manière binaire d’appréhender le monde social, évoquée ici et dans la note suivante, est préconisée par Patrick Tacussel, mais on la retrouve déjà chez Martin Heidegger ou Gilles Deleuze, et elle a été reprise par Miche Maffesoli. Cf., par exemple : Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard coll. Tel, Paris, 1927 - Michel Maffesoli, Au creux des apparences. Pour une éthique de l'esthétique, Paris, Plon, 1990 rééd. 1993.
13 Métanoïa est dérivé du grec, signifiant tout autant : penser après, réfléchir ensuite que changer d'avis et regretter ou se repentir. C'est au sens de changement de pensée et de comportement, de la manière dont on doit à la fois penser et agir eu égard aux questions importantes que nous le retenons ici. Voir aussi la note précédente.
14 Par cette expression, Heidegger reprend le thème nietzschéen de la « volonté de puissance », pour mettre l'accent sur une volonté tautologique ayant renié jusqu'aux « valeurs », ne voulant plus qu'elle-même, par-delà tout principe moral et à l'exclusion de toute autre fin possible.
15 Par pensée (ou encore sociologie caressante), on exprime, chez Maffesoli notamment, l'idée d'une pensée basée sur une démarche emphatique à l'égard des phénomènes sociaux, qui ne brutalise pas le donné social et ce en le prenant tel qu'il est, sans chercher à le réduire à quelque concept figé imposé par la raison ou un souci de rationalité. Cela rejoint la pensée métanoïaque précitée (cf. note 13) s'opposant, par son horizontalité, à la pensée paranoïaque qui est surplombante, pratiquant une lecture extérieure au fait social et le soumettant à ses a priori et postulats épistémologiques et méthodologiques, et ce à la manière du marxisme, par exemple.
16 Gaston Bachelard : La Psychanalyse du feu, éd. Gallimard, coll. NRF Idées, 1949, chap. 2 (Feu et rêverie), p. 40.
17 L'expression exacte de Gaston Bachelard est : « La barque de Charon va toujours aux enfers. Il n'y a pas de nautonier du bonheur. » L'Eau et les Rêves, Gaston Bachelard, éd. José Corti, 1942, p. 108.
18 Cf. par exemple, sur cette notion : Claude Cahen, L'évolution sociale du monde musulman jusqu'au XIIe siècle face à celle du monde chrétien, Cahiers de civilisation médiévale, 1959 , Volume 2, Numéro 2-5, pp. 37-52
19 Le sociologue Patrick Tacussel, professeur à Montpellier, dans une recherche en cours dont il livra en exclusivité certains aspects durant le colloque du CEAQ tenu en Sorbonne les 20 et 21 juin 2012 croit justement caractériser l'histoire européenne durant sa modernité par un pareil esprit de conquête. Ce serait là un autre aspect essentiel supplémentaire de connivence entre l'Europe et le Maghreb. N'oublions pas que l'influence arabe, contrairement au mythe politique, ne s'est pas arrêtée à Poitiers, et qu'on la retrouve bien disséminée jusqu'au nord de la France, sans parler de sa réelle présence au fond du tissu social et culturel de l'Hexagone.
20 En cela, le Tunisien est identique au Français, la ruralité, comme l'a si bien montré Gaston Roupnel étant l'identité de la France, son âme. Et voici donc un trait supplémentaire réunissant la France et la Tunisie ! Cf. Gaston Roupnel, Histoire de la campagne française, Paris, Éditions Ernest Leroux, 1932, et Gaston Roupnel, La Bourgogne, types et coutumes, Paris, Éditions des Horizons de France, 1936. Voir aussi l'excellent article en ligne de Whalen, en vue de la «Préface» inédite de l’Histoire de la campagne, dans la revue de l'Association des ruralistes français : Philip Whalen, « La mise en lumière des travaux de Gaston Roupnel (1871-1946) », Ruralia [En ligne], 08 | 2001, mis en ligne le 01 juillet 2005, URL : http://ruralia.revues.org/217
21 Voici la définition par M. Maffesoli de cette notion essentielle en sociologie contemporaine qu'est le contradictoriel : Ici le paroxysme est instructif: à vouloir réduire la diversité, à trop fonctionner sur le fantasme de l’Un, on oublie, pour le pire, que la vie ne se laisse pas enclore, mais repose essentiellement sur le pluralisme. C’est pour exprimer cela que l’on a pu proposer la notion de contradictoriel. Notion qui réintroduit, d’un point de vue logique, la contradiction non dépassée, et non dépassable, au sein de la question sociale. À l’opposé du politique qui (...) est la forme profane du magister mundi, la pensée du contradictoriel rappelle que tout ne s’éduque pas, que le désordre a sa place, et qu’un excès de régulation est potentiellement mortifère, ou qu’à tout le moins, il désamorce la tension vitale qui fait qu’une communauté donnée se sent responsable d’elle-même et assure ainsi sa propre «conservation de soi». Car c’est bien cela le paradoxe : tel l’apprenti sorcier, en s’autonomisant de la base qui lui sert de support, en déniant sa diversité, en ne voyant pas le contradictoriel en acte dans la vie quotidienne, en voulant être un substitut de dieu qui crée, toujours et à nouveau, ce qu’il nomme, le politique aboutit à un effet inverse, la destruction de l’être-ensemble dont il est censé être à la fois l’expression et le garant. Cela a un nom savant : hétérotélie, trivialisé en « effet pervers». Cf. article en ligne : «La perfection de l'Un» : http://www.michelmaffesoli.org/textes/la-perfection-de-l-un.html
22 Étymologiquement, le terme anarchie est dérivé du grec avec le sens de : dénué de principe directeur et d'origine. Au-delà du sens commun de désordre et d'anomie, il désigne aussi le système où les individus sont dégagés de toute autorité.
23 Pour fonder notre conception de la religion comme lien, nous nous référons à l'une de ses deux étymologies latines soit religare, signifiant « relier ».
24 L'acception contemporaine du terme laïc est dérivée du vocabulaire théologique en faisant le contraire de clérical et désignant les fidèles de l'Église qui ne sont pas des clercs et n'y ayant pas des responsabilités comme évêques ou prêtres, par exemple. Mais, l'étymologie latine du mot (laicus) ne signifie rien d'autre que ce qui est commun au peuple, sens et terme repris d'ailleurs au grec.
25 Ibn Achir, auquel il arrive à R. Ghannouchi de se référer, le dit bien dans son poème en vers didactiques (si fréquents dans la tradition musulmane comme procédé mnémotechnique) en spécifiant la conformité de l'islam tunisien à la Tariqa du soufi Junayd. Cf. المرشد المعين على الضروري  من علوم الدين On peut en prendre connaissance ici. 
26 Terme que je propose, par ailleurs, en lieu et place de celui d'homosexualité, par trop connoté sexe. Par contre, la sensualité est partout dans les rues arabes musulmanes.
27 Le mot esthétique est dérivé du grec aesthetica qui signifie sensation. C'est donc la science du sensible. Quant à éthique, son étymologie vient du grec ethikos soit moral, et ethos, moeurs. Si donc l'éthique est la science de la morale et des moeurs, l'éthique de l'esthétique est la science de la morale et des moeurs sous l'angle des sensations et du sensible. Maffesoli y consacre son livre Au creux des apparences. Pour une éthique de l'esthétique, La Table Ronde, Paris, 1990, rééd. 2007.
28 Le réal est un réel qui ne se plie pas au principe de réalité, le réduisant à sa plus simple expression, sans égard à la déformation qu'il fait subir à la réalité ainsi appréhendée comme soumise à un lit de Procuste. Voilà ce qu'il en dit MM : C'est en sachant garder de la distance que l'on peut être proche de ce qui est; de la vie en ce qu'elle a de concret et d'expérimental. Être à même de rendre compte du « réel », le « Poiei » des grecs exprimant la « poiésie » de l'existence. Un « réel" n'ayant pas grand chose à voir avec le fameux « principe de réalité » (économique, social, politique) qui n'est que l'aboutissement de ce modus operandi propre à la modernité : réduire l'entièreté de l'être à sa plus simple expression. Ce que Auguste Comte avait fort bien résumé: « reductio ad unum ». Rappelons que c'est une problématique déjà développée dans La Connaissance ordinaire. Précis de sociologie compréhensive, Paris, Méridiens Klincsieck, 1985, rééd. 2007.
29 Bachelard écrit, par exemple : « l'instant, bien précisé, reste, dans la doctrine d'Einstein, un absolu. Pour lui donner cette valeur d'absolu, il suffit de considérer l'instant dans son état synthétique, comme un point de l'espace-temps. Autrement dit, il faut prendre l'être comme une synthèse appuyée à la fois sur l'espace et le temps. Il est au point de concours du lieu et du présent : hic et nunc; non pas ici et demain, non pas là-bas et aujourd'hui. » L'Intuition de l'instant, Le Livre de poche, biblio essais, 2011, pp. 30-31.
30 La socialité postmoderne est une volonté de vouloir-vivre ensemble et le donné sociétal contemporain redéfinit une inédite « éthique » de l'existence, fondée sur l'instant, la jouissance du « moment », affranchie des pesanteurs contractuelles de l'identité sociale de l'individu. Il s'agit d'une nouvelle logique de l'être en société marquant un retour d'une manière archaïque de ressentir communément la « vitalité sociale », libéré du joug rationnel et objectivant des lois désenchantées de la modernité. Cf. Michel Maffesoli, L'Instant éternel. Le retour du tragique dans les sociétés postmodernes, op. cit.
31 Et je suis loin d'être le seul à penser cette évidence. Ainsi, quelqu'un de sensé comme Sylvain Kahn l'a dit avant moi. Rappelons qu'il est professeur d'histoire de l'intégration européenne à Sciences Po et est l'auteur de Géopolitique de l'Union européenne (Armand Colin, 2007) et codirecteur du Dictionnaire critique de l'Union européenne (Armand Colin, 2008). Cf., à titre d'exemple, son article au journal Le Monde du 2 mars 2011 intitulé « Proposons à la Tunisie d'adhérer à l'Union européenne ».
32 Cf. ce qu'en dit le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine : « La croyance est une fatalité du cerveau... La foi est, au contraire, un acte totalement rationnel qui résulte d'une quête d'amour, la seule vérité qui compte.», Interview au journal La Vie du 9 août 2012, p. 43.
33 Cf. Max Weber, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Pocket, Agora, 1994, p. 81 sq.
34 Étymologiquement, la modernité est la contraction du latin modushodiernus, voulant dire : être à la manière d'aujourd'hui.
35انظر ابن تيمية : مجموع الفتاوى، جمع عبد الرحمن ومحمد النجدي، مطبعة الحكومة بالمملكة العربية السعودية، ج 11، ص 18، À noter que le tome 11 est consacré au soufisme et qu'il a fait l'objet d'un livre à part : فقه التصوف لشيخ الإسلام الإمام ابن تيمية، تهذيب وتعليق الشيخ زهير شفيق الكبي، دار الفكر العربي، بيروت، 1993
36 On rappelle qu'Ibn Hanbal eut maille à partir avec l'État abbasside qui a cherché à imposer la doctrine mu'tazilite par la force. Pareillement, Ibn Taymiya ne fut pas épargné par les autorités officielles, et mourut en prison.
37 J'ai évoqué cette question dans mon article, en ligne sur mon site : لتتحرر من الخُلف أولا، يا حزب التحرير 
38 Cf. Gaston Bachelard, La formation de l'esprit scientifique, éd. Vrin, Paris, 2000.
39 Terme biblique signifiant l'épreuve déterminant l’aptitude d’une personne. Dans la pratique, il fait référence à l'appartenance d'une personne à un groupe et représente un signe de reconnaissance verbale.
40 Au sens employé ici. Cf. supra note 27.
41 C'est ce qu'on nomme en anglais « moral imagination », une expression de plus en plus utilisée pour les questions de nature éthique.
42 On doit ce concept à Jean-Paul Codol. Cf., notamment, « Effet PIP » et conflit de normes, L'Année Psychologique, 1975, vol. 75, n°1, pp. 127-145.
43 Cf. Gilbert Durand, « La Beauté comme présence paraclétique : essai sur les résurgences d'un bassin sémantique » in Eranos Jahrbuch, La Beauté sur terre, vol. 33, Insel Verlag, 1984
44 Cette notion de Communitas existentielle est empruntée à Victor Witter Turner, cf. Le phénomène rituel : structure et contre-structure. Paris, PUF, 1969. Notons ici que Turner préfère le terme communitas à celui de communauté, en tant que modalité sociale d’une simple « aire de vie commune » et qui est marquée du sceau du sacré, distincte de la structure profane. La Communitas possède « une dimension existentielle et engage l’homme tout entier dans sa relation aux autres hommes tout entiers » (Turner Victor W., 1969 : 125). Pareillement, j'ai tendance à user, dans le strict cadre islamique, du terme de Communautarité.
45 Turner en était conscient, d'ailleurs, accolant au terme de Communitas l'adjectif « existentiel » pour signifier que pareille communauté n'advient qu'au prix d'une pareille extase. Rappelons ici, à titre anecdotique, à quel point l'extase est valorisée chez les soufis.