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I-SLAM : ISLAM POSTMODERNE








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lundi 19 novembre 2012

Un islam postmoderne 8

Pour un islam tunisien*

 *En exclusivité sur ce blog
Parler d'islam est incontournable aujourd'hui en Tunisie comme ailleurs dans le monde. Et la question, à son sujet, n'est plus de savoir s'il influe sur nous, et ce d'une façon ou d'une autre, mais de quelle manière et comment procéder pour en faire cette influence en son sens classique d'action supposée des astres sur la destinée des êtres humains, la physique ancienne leur supposant une sorte d'écoulement permettant au ciel d'agir sur les êtres et les choses.
Notons, de suite, que malgré tout ce qu'on a pu en dire, cette religion manifeste par une pareille actualité sa vigueur et son indubitable plasticité. Et, au-delà du sens esthétique, j'emploie notamment ce terme (qui est, étymologiquement, la qualité de ce qui peut prendre diverses formes) en son sens médical désignant l'aptitude d'un tissu lésé à se régénérer.
En effet, en une époque de désagrégation des grands récits fondateurs qu'est la postmodernité actuelle, l'islam réussit la gageure de paraître rallier de plus en plus d'adeptes, jeunes en premier.
Bien évidemment, ce à quoi on ne fait pas assez attention, est l'extrême variabilité des motivations de ses adeptes, et surtout la volatilité de ces motivations, à l'image de l'époque dont la versatilité est une marque essentielle, une figure d'airain dans un socle de cire.
De fait, ces adeptes forment un patchwork, un véritable kaléidoscope, allant des illuminés de toutes sortes, fanatiques et mystiques réunis, aux naïfs les plus divers, artistes en sentimentaux, et des intolérants extrémistes aux xénophiles les plus cosmopolites.
C'est qu'un flou entoure le contenu extrêmement simple et complexe à la fois de cette religion et qui peut être selon les cas un flou artistique ou juste du gribouillis.
Aussi, afin d'approcher un aspect de ce que je considère, pour ma part, une véritable oeuvre d'art, cet islam mal compris par les uns sinon maltraité, et caricaturé par les autres, sinon faussé, je propose ici ma lecture de l'islam en Tunisie proposant d'en faire tout simplement un islam tunisien, définissant cette religion de la postmodernité comme un islam de génération T ou encore d'une génération que je dote de pareil graphème.

1. La Tunisianité ou de l'identité tunisienne :

Rappelons d'abord les traits spécifiques de l'identité tunisienne que je résumerai par le vocable de Tunisianité. C'est qu'elle est riche de subtilités, foisonnant en apports multiples venus d'horizons divers au point que Bourguiba avait quelque droit d'oser parler de nation tunisienne.
Sans aller jusqu'à pareil excès, le Tunisien faisant partie d'une nation bien plus large que son territoire, disons que la caractéristique première de cette Tunisianité est en effet d'être originale et même originelle, ayant pris racine sur l'ancienne terre de la célèbre Carthage et y puisant sa sève inépuisable que n'ont fait que venir enrichir des apports divers, forts ou faibles mais jamais exclusifs de ses traits premiers demeurant comme autant de pierres de touche, un socle solide.
Et l'aspect religieux chez le Tunisien n'est pas le moindre de ses traits originaux. Or, il est admis que la Tunisie est majoritairement de religion musulmane, de tradition sunnite et de rite malékite.
S'arrêter là, toutefois, c'est se tenir au seuil d'une réalité bien plus complexe, riche en attributs, que les esprits avertis connaissent pourtant. L'un de ceux-là, le jurisconsulte Ibn Achir l'a d'ailleurs si bien explicité dans l'un de ces poèmes en vers didactiques bien fréquents dans la tradition musulmane comme procédé mnémotechnique pour passer un message, connaître des règles, retenir des préceptes.
D'après cette référence éminente du rite malékite au Maghreb qu'est notre auteur, la tradition religieuse en Tunisie est marquée par trois sources majeures : le malékisme, la tendance rationaliste des Asharites et le courant soufi. Nous y reviendrons.
Parlant de la spécificité même des ingrédients de l'identité tunisienne, insistant sur la double nature du Tunisien, à la fois arabe et berbère, nous ne rappellerons jamais assez que dans les deux cas, il est une même constante anthropologique qui est cet attachement quasi viscéral à la liberté, ayant une dimension somme toute ontologique.
Ne l'oublions pas, en effet : le Berbère, c'est l'Homme Libre; et par définition, l'Arabe est l'anarchiste par excellence, au sens noble du terme, à savoir celui qui rejette toute règle, toute forme d'autorité susceptible de le brimer, imposant des contraintes à son désir absolu de liberté.
Toutefois, étant aussi réaliste, non point au sens de déification du réel, en faisant une transcendance imposant la soumission, mais au sens de gestion au mieux de ses contingences pour la préservation de la valeur suprême qui reste la liberté, le Tunisien croit à la nécessité de contraintes appelées à rationaliser son irrépressible passion de cette liberté.
Et c'est dans la règle religieuse qu'il trouve ce cadre, mais bien moins comme une religion totalement transcendante qu'une règle morale intimement liée à sa vie de tous les jours, ce que l'islam avec sa dimension double de foi et de code de gestion politique de la cité lui offre déjà.
Et comme on l'a vu précédemment, il ne s'agit pas de n'importe quel islam; c'est l'islam selon le rite de Malek et la conception asharite avec une forte coloration soufie.
Ainsi cet islam a-t-il été voulu par le Tunisien, consciemment et surtout inconsciemment, en une sorte de divin social, une transcendance immanente, pour reprendre des formules chère au professeur Michel Maffesoli, éminent sociologue de l'ère de la postmodernité dans laquelle nous vivons.
Ces contraintes religieuses relèvent ainsi en quelque sorte d'un contrat de type rousseauiste passé avec Dieu où la soumission totale est une garantie de liberté non moins totale moyennant la dimension majeure du soufisme en son sein.
L'islam du Tunisien est donc bien une vertu religieuse, mais non seulement, car étant surtout mystique selon la conception dont le soufisme primitif a bien décrit l'esprit. Certes, au fil du temps, cet esprit a pu se diluer par certains de ses aspects dans des pratiques hérétiques et s'est altéré, mais l'idéal est resté au plus profond de l'être tunisien, dont on peut trouver trace dans ses réactions, son comportement et sa vie de tous les jours.
Au plus profond de la conscience tunisienne, il en reste aussi une illustration, cette gradation quasi sacrée entre différents niveaux de croyance, allant du degré de simple croyant, en passant par celui de saint et finissant au suprême niveau du savant, ce dernier étant bien le vertueux absolu, non pas par sa piété principalement, mais bien plutôt en sa qualité d'homme libre dont le savoir est en mesure de le prémunir contre toute contrainte et le protéger des avanies du temps des hommes. C'est le Prométhée arabo-berbère par excellence, le Prométhée tunisien.
Dans la tradition populaire, on y rend hommage indirectement sous la forme de ce bandit sympathique, sorte de Robin des bois de tout temps, petite frappe ou goujat à la manière d'un gavroche, auquel on donne le qualificatif de Zoufri. Quel rapport avec la sainteté? Celui qui suit :
N'est-il pas non sans intérêt, en effet, le fait souvent noté dans le sens populaire (et c'est une pratique soufie attestée, il est vrai) voyant de la sainteté chez un farfelu, un fou même, pour peu que dans son comportement pointe un esprit libertaire, quitte à être libertin, preuve de non-conformisme? C'est que, pour un pur Tunisien, en Tunisianité, un tel type de comportement demeure le summum de la décadence de l'esprit, ce qui revient à une élévation assurée.1

2. L'islam en Tunisie, une spiritualité populaire

L'islam en Tunisie est bigarré, car venu enrichir un Tunisien aux racines poussant loin dans la nuit des temps, aux affluents et effluents variés et divers. Aussi présente-t-il une originalité quant à l'aspect spirituel que d'aucuns se trompent en le réduisant à la pure norme religieuse ou à la prédominance d'une conception donnée de la foi, l'islam intégriste en l'occurrence.
En effet, cette identité tunisienne, cette Tunisianité, ne se réduit pas à un trait unique de la bigarrure d'influences qui donnent le ton de sa religiosité. Celle-ci est elle-même balancée par une distance assez souvent prise avec la religion dans la vie quotidienne, pouvant verser dans l'irréligiosité au nom de la liberté, valeur suprême dans l'inconscient tunisien.
C'est que, sociologiquement, l'esprit du Tunisien reste hybride, attaché consciemment ou inconsciemment à une double appartenance, son allégeance n'étant jamais unique ou unidirectionnelle. C'est d'ailleurs ce qui explique la facilité avec laquelle le Tunisien se plaît à se voir relever d'une nationalité mondiale, être le creuset de nationalités diverses, un citoyen du monde en quelque sorte.
À strictement parler, et pour le moins, le Tunisien se sent, au fond de lui-même, aussi bien Arabe que Berbère. Il ne sert à rien de trop lui rappeler l'unité de sa destinée avec l'Orient arabe, car il en est conscient; mais si l'on y insiste, c'est alors sa dimension berbère qui se révolte et rétablit l'équilibre. Pareillement, cette dernière dimension ne saurait prévaloir sur l'autre toujours vivace et rappelée au besoin.
Tout se passe avec lui comme si l'on avait affaire à un double national sommé de choisir entre l'un ou l'autre des deux pays qu'il chérit également, pareillement à un enfant à qui l'on demanderait de choisir l'un de ses deux parents plutôt que l'autre.
Pour revenir à l'originalité religieuse évoquée ci-dessus, on devrait parler, pour qualifier le comportement religieux du Tunisien, de spiritualité bien plus que de religion, car sa pratique de la religion, dans l'ensemble, est loin d'être orthodoxe au sens strict du terme et ne saurait l'être, sa composante ternaire (rappelée dans la première partie de notre propos) étant là pour l'attester.
Ainsi, l'islam tunisien — puisque c'est la religion majoritaire en Tunisie — n'a rien à voir avec l'islam tel que vécu et pratiqué dans d'autres pays musulmans, y compris dans les autres pays du Maghreb, sans parler bien évidemment de l'islam oriental.
Certes, et nous l'avons déjà signalé, il est de tradition sunnite et de rite malékite, mais il s'agit d'une tradition et d'une pratique mâtinées d'apports divers dont notamment le courant Asharite et surtout la dimension soufie.
Pour ce qui est de l'apport du courant rattaché à AlAshari, on sait que ce qui le caractérise — et qui le fait rejeter par les salafis — est sa propension à ne pas exclure l'interprétation des textes sacrés et le recours pour ce faire à diverses techniques qu'autorise la raison humaine quitte à contrecarrer les fondamentaux des traditionalistes.
En cela, on distingue déjà l'attachement tunisien à une certaine forme d'originalité dans l'exégèse coranique et la tradition prophétique, ce en quoi le croyant musulman tunisien se révèle en somme bien plus attaché à la tradition arabe que ses contempteurs du Moyen-Orient puisqu'il reste proche d'une dimension primordiale de la mentalité arabe qui est l'originalité basée sur le haut sens de liberté quasi ontologique; ce dont le coran lui-même a tenu compte ayant été révélé en six parlers. Faut-il rappeler aussi que les lectures divergentes de nombre de versets coraniques (sans parler de certains codex) ont duré un certain temps, et ce même après l'unification du texte sacré par le troisième calife Othman?
S'agissant du rite malékite au Maghreb, on ne peut en parler sans évoquer la spécificité de sa jurisprudence événementielle,2 une particularité islamique du Maghreb née en Andalousie et qui a traduit l'extrême adaptabilité de l'islam malékite aux contingences socio-économiques, et même politiques, ainsi que son extrême souci de réalisme quitte à faire oeuvre d'innovation.
Or, c'est grâce à cette spécificité jurisprudentielle que les Maghrébins en général et les Tunisiens en particulier ont trouvé de quoi faire montre en la matière de leur originalité et leur inventivité. En cela, ils ont tiré un profit maximum des deux éléments majeurs du rite malékite, manifestant sa proximité poussée à l'extrême des réalités sociologiques concrètes, que sont les techniques d'expédients3 et d'isochronie.4 De fait, elles traduisaient l'extrême réalisme de l'imam Malek connu pour son refus de verser dans la virtualité de la jurisprudence hypothétique à la manière de ce qui était connu de son temps en Irak, chez les Hanafites.
Enfin, il n'est pas sans intérêt de relever l'importante part revenant à l'esprit spiritualiste en cet Occident musulman qui a repris la haute tradition soufie des maîtres orientaux en la pollinisant dans un islam éminemment spirituel auprès des élites et non moins spirituel quoique moins intellectuel et très populaire auprès des masses. Un tel islam soufi est bien implanté en Tunisie avec des épigones attachés à une liberté intransigeante de vivre leur islam propre sous couleur de spiritualité jubilatoire quitte à en altérer l'essence.
Pareil islam ainsi popularisé a su trouver en Tunisie sa voie propre et son équilibre instable (ce faux déséquilibre) dans les couches les plus variées du peuple, des plus frustes aux plus raffinées, se frayant son chemin sans bruit entre les vicissitudes politiques et idéologiques sans jamais verser totalement dans un excès ou dans un autre. En cela, il a été conforme à ce qu'avait déjà bien étudié un esprit aussi clairvoyant et docte qu'Avicenne par sa propre expérience mystique et qu'illustre bien le sociologue avant la lettre que fut Ibn Khaldoun, cet enfant du pays.
Aujourd'hui, alors qu'à la faveur de sa liberté retrouvée la Tunisie officielle a renoué avec l'islam, celui qui s'affiche dans les rues n'est pas le sien et il est, en tout cas, bien loin de l'ouverture et de la tolérance marquant la tradition islamique sur cette terre. S'ajoutant à la situation économique désastreuse au sortir d'une dictature qui — ne l'oublions pas — pillait le pays et ne le développait point, sinon pour ses intérêts propres, d'aucuns disent nourrir les plus vives inquiétudes pour le pays qu'ils trouvent en grave crise.
Rappelons ici que l'inquiétude peut être utile en ce qu'elle manifeste de l'intérêt à ce importe à nos yeux, ici le sort de la patrie. Jung y trouvait même un élément moteur de la pensée, nécessaire pour qu'elle reste véritablement en activité; sans elle, l'esprit s'atrophie et verse dans le conformisme. Et, surtout, la pensée ne saurait être créatrice, se réfugiant dans le conformisme, se laissant aller à ressasser lieux communs et schémas éculés. C'est ainsi qu'elle finit par en faire une vérité absolue, un instrument de domination, de contrôle et même de rejet des aspects les plus originaux qui viendraient à apparaître dans la société.
Donc, si l'inquiétude est aujourd'hui maîtresse des lieux, c'est tout bon pour une pensée innovante. Nous en reparlerons abondamment plus loin en examinant ce qu'est, au vrai, cette crise qu'on agite à tort et à travers comme un épouvantail. Mais voyons d'abord ce que pourrait être l'islam aujourd'hui en Tunisie postrévolutionnaire, la Tunisie du Coup du peuple.

3. Du cultuel au culturel ou l'islam (de la) génération T

Certains des faux amis de la Tunisie, mais aussi de Tunisiens acquis à une sécularité échevelée, vouant aux gémonies toute religion, y compris celle a forte richesse spiritualiste comme l'islam, rêvent de ressusciter des guerres de religion à la faveur de la situation difficile que le pays connaît et qui pour être tragique n'est pas dramatique. Nous voulons dire par là qu'elle est difficile mais pas désespérée, imprévisible, mais riche de virtualités novatrices.5
Nous pensons, par ailleurs, que pareille guerre religieuse ne pourrait avoir lieu en Tunisie, un pays par trop nourri à la tolérance et attaché à l'ouverture et à un art de vivre quasiment hédoniste et dont le peuple, toutes tendances confondues, a en partage une complexité sans rivage ni visage, de cette complexité qui fait richesse et non pas pauvreté, sève nécessaire de la créativité.
En Tunisie, l'expérience en cours a pour ambition non pas d'amener à une religion figée, sclérosée une société libre et libérée, mais de ramener en ce pays le visage rayonnant de cette religion qui fut une éminente foi des Lumières en des temps bien obscurs.
Même si sa réalité échappe au regard, se traçant en pointillé, ce qui véritablement a lieu en notre pays, véritable laboratoire du renouveau de l'islam, c'est l'assomption de l'identité révolutionnaire de l'islam, le faisant passer du simple culte à sa dimension éminemment culturelle, sans le dénaturer, mais bien mieux en épiphanisant son esprit, son éminente spiritualité.
C'est que la religion comme culte ne nous renvoie de la foi qu'une illusion, le pur rite n'étant que la broderie, jamais l'étoffe.
Tout comme, chez Bachelard, le temps est l'accident et non la durée, en notre pays, la foi est en passe de devenir cet instant culturel jamais figé, toujours en perpétuelle créativité, ne se vérifiant que par le dynamisme de la culture, jamais dans la fixité du culte. La culture n'étant au vrai qu'un phénomène de perspective qui solidarise avec l'aspect cultuel à travers l'esprit du texte sacré.
Aussi, le culte, qui réunit les instants culturels et qui schématise la durée religieuse, n'a qu'une fonction panoramique rétrospective ne recouvrant dans la religion vivante qu'une apparence secondaire. Il dépend toujours d'un point de vue culturel; plus on a une culture vivace, innovante et ouverte à l'altérité, moins le culte est rigide; plus la culture est sclérosée, repliée sur elle-même, xénophobe, moins le culte est souple.
En Tunisie, l'expérience en cours, malgré les inévitables débordements est en mesure d'aboutir à l'administration de la démonstration que le culte est la manifestation la moins probante de la foi. En effet, on se dit croyant, on ne se dit pas orant; on dit prier, on ne dit pas faire génuflexion et prosternement. Or, la foi est de tout instant et la prière est possible tout le temps, en tous lieux et dans n'importe quelle direction, car Dieu, quand on y croit vraiment, est partout et si on ne le voit pas, il nous voit. Aussi, c'est dans notre comportement de tout instant, modèle de pureté et d'élévation, qu'on lui rend l'adoration dont il est redevable.
Et c'est pareil islam dont les linéaments sont en train de naître en Tunisie, une religion de son temps, donc postmoderne, puisque l'époque est à la postmodernité. Et cet islam du temps t, up to date, éternel en son esprit, est aussi un islam génération T, à la fois comme islam d'une nouvelle génération que comme celui d'une jeunesse tunisienne, une génération T.
Mais qu'est-ce cette génération T? Par ce graphème, je désigne bien évidemment son appartenance à la Tunisie, mais bien moins comme nationalité, que comme particularité, la Tunisie prise ici en tant que modèle d'une révolution du troisième type, une révolution 2.0 ou Coup du peuple, et en tant que laboratoire en cours pour sa rénovation sociopolitique. Or, sans la jeunesse tunisienne, rien de cela n'aurait eu lieu; c'est d'elle qu'a dépendu et dépendra le visage actuel et futur de la Tunisie.
Ce graphème, par extension, je l'emploie aussi par référence à cette notion de Transhumanie qui désigne chez certains chercheurs neurologues la naissance future d'une nouvelle race humaine à la faveur d'expériences en cours sur ce qui fait l'humain. On pourrait voir aussi dans cette épithète une référence au lymphocyte T, ou cellule T, connu pour son rôle majeur dans les réponses immunitaires du corps humain. Or, comme les lymphocytes T, la génération T neutralise les attaques en détruisant les cellules infectées; comme l'immunité cellulaire de l'organisme humain, celle de la société tunisienne implique l'activation des cellules T.
Signe de vie saine, le graphème T pourrait renvoyer également à l'onde T qui correspond, en électrocardiographie, à l'onde de repolarisation des ventricules cardiaques; encore un exemple de cette vie que symbolise la jeunesse ! Et hors la médecine, mais pas trop loin, en physique-chimie, T n'est-il pas aussi la variable privilégiée pour désigner la température? Et ne désigne-t-il pas, par ailleurs, la règle d'architecte nécessaire pour toute construction, à l'image de celle en cours dans la Tunisie Nouvelle? Enfin, T n'est-ce pas de même la variable privilégiée pour représenter le temps? Or, ce temps T est en Tunisie, grâce à sa jeunesse, un temps du renouveau! Et c'est surtout celui de sa religion, faisant passer l'islam, cette religion, qui est à la fois une religion et une politique, du simple culte à un art de vivre, une culture. Et c'est bel et bien un islam de génération T.
Et, pour être complet, rappelons qu'on attribue dans les sociétés occidentales le label de génération Y à la génération des nouvelles technologies pour dire qu'elle a succédé à une génération X, celle de ses parents, enfants des baby-boomers d'après la Deuxième Guerre mondiale. Ce graphème Y recèle nombre de significations dont celles, imagées, des fils des écouteurs inévitables aux oreilles des jeunes, ou sonore, référant à l'interrogation "pourquoi" en anglais (le Y s'y prononçant comme l'interrogation why ("ouaille"), cette génération étant supposée s'interroger sans cesse sur tout et sur rien.
Disons aussi que si des sociologues croient déceler dans cette tranche d'âge un vrai phénomène de société, se distinguant par un comportement typique, d'autres chercheurs nient toute effectivité à pareille réalité, n'y trouvant qu'un concept marketing fait de toutes pièces, pointant l'hétérogénéité de sa catégorisation. Il n'en demeure pas moins qu'au-delà des différences inhérentes à cette catégorie de jeunes, par exemple en matière de diplômes ou de qualifications, celle-ci reproduit une spécificité autour de laquelle s'unit la jeunesse actuelle : le fait d'être ultraconnectée, communiant dans une même manipulation des outils technologiques et surfant pareillement sur les réseaux sociaux avec la plus grande aisance. En cela, la génération Y a assurément des compétences sui generis manquant aux précédentes.
À ce trait majeur, on ne peut que rajouter ce qui caractérise notre jeunesse notamment, à savoir une précarité certaine au travail, les jeunes étant sans emploi ou sans illusions pour en trouver et peu impliqués, par ailleurs, par ce qu'ils font pour ceux qui ont la chance d'en avoir, n'y ayant aucun attachement, demeurant réfractaires à l'autorité, respectant peu la hiérarchie, s'adonnant volontiers à l'anarchie dans sa signification d'absence d'ordre transcendant. À cela vient se surajouter l'individualisme qui est la marque des sociétés industrielles bien qu'il soit, comme l'enseigne la postmodernité, contrecarré par une communion émotionnelle avec les tribus dont relèvent les jeunes outre un sens de la créativité, permettant à d'aucuns de se prendre en charge, créant leurs propres entreprises de bric et de broc.
Il nous faut dire, pour terminer que, bien que le concept se soit imposé, certains spécialistes continuent à lui dénier toute réalité effective.6 Et bien évidemment, nous abondons dans son sens, assurant comme lui que, du moins pour ce qui concerne notre pays, il n'existe pas de génération Y; car c'est bien de génération T qu'il s'agit.
Et cette génération démontre bel et bien ses spécificités en cette Tunisie qu'on dit en crise, alors qu'elle est en pleine rénovation. La crise, au fait, quèsaco?

4. De la crise : nécessité et vertus insoupçonnées

On ne peut plus parler de crise aujourd'hui comme on le fait d'habitude, le regard scientifique exigeant une reconsidération de ce terme qui, étymologiquement, signifie décision (Krisis). C'est en ce sens qu'on l'emploie, d'ailleurs, en médecine où l'état critique est le moment décisif qui révèle le mal et permet de poser le diagnostic juste et initier le protocole de soins adaptés.
En Tunisie, nous continuons d'user de ce concept dans son ancienne acception, nous référant toujours à un cadre de pensée cartésienne obsolète. Gaston Bachelard, déjà, n'appelait-il pas à une "épistémologie non cartésienne" devant être "par essence et non par accident en état de crise"?7
Depuis, Edgar Morin a systématisé la question autour de l'idée de reconnaissance de l'incertitude qui est au coeur de cette crise. Dans son livre "Pour sortir du XXe siècle", il affirmait ainsi que "c'est bien le premier sens qu'apporte avec lui le mot de crise : le surgissement de l'incertitude là où tout semblait assuré, réglé, régulé, donc prédictible"8.
Doit-on donc avoir peur de la crise, s'inquiéter de la complexité de la situation actuelle en notre pays? Non et je dirais même, en rappelant ma référence ci-dessus à Jung, si la complexité et l'inquiétude n'existaient pas chez nous, il aurait fallu les susciter ! Qu'est-ce qui faisait le propre du régime déchu sinon l'absence officielle de pareilles caractéristiques de santé sociale et mentale?
De fait, partout et non seulement en Tunisie, et dans tous les domaines et non spécifiquement à la politique, la complexité a été ignorée et chassée hors du champ du savoir et du raisonnable. Aussi, en réhabilitant la crise, qui en est la manifestation ultime, en en faisant même une "crisologie", Morin resitue-t-il la crise au coeur de notre temps. Dans Sociologie,9 il assure ainsi "La crise n'est pas le contraire du développement, mais sa forme même".
La crise est donc à réhabiliter, y compris et surtout en sa figure éminente qu'est la perturbation qui n'est plus un désordre mais une multiplicité d'ordres (des ordres)!
Aussi, la Tunisie est bien en crise dans le sens où elle vit son moment de vérité; elle est en train de cheminer sans chemin au sens que, chemin faisant, elle est convaincue que la vérité est un chemin sans fin et qu'on a plus de chance d'atteindre en marchant même sur un chemin qui ne mène nulle part. Le propre de l'évolution, du progrès est effectivement dans le mouvement, lequel peut prendre des directions diverses, contradictoires mêmes.
Dans Science avec conscience,10 Morin écrit encore, théorisant la complexité nécessaire et profitable de la crise : "Il faut voir là le zigzag de celui qui subit l'aléa tout en faisant son chemin, et où tout ce qui le déporte d'une voie rectiligne contribue en fait à une démarche autour du même foyer". Un tel foyer, c'est la réflexion critique sur soi et l'état de crise, avec la notion renouvelée de celle-ci, permet alors de surmonter la difficulté des dogmes et d'échapper au piège des certitudes. C'est ce que Etienne Guyon a théorisé avec le concept de "serendipity" qui désigne, en sociologie, l'art de savoir trouver autre chose que ce que l'on cherche, à la faveur d'une interrogation en profondeur, ontologique en somme.11
C'est ce qu'on peut appeler une croyance savante, bien loin du savoir ignorant que Morin, le distinguant du vrai savoir — une ignorance savante, au vrai — résume ainsi dans la Connaissance de la connaissance, le tome 3 de son fameux ouvrage La Méthode :12 "Bien des quêtes de la vérité se terminent sur la réponse d'avance souhaitée. La vraie recherche elle, le plus souvent, trouve autre chose que ce qu'elle cherchait".
Alors, restons ouvert à l'imprévu dans cette Tunisie qui se cherche, puisque celui cherche trouve, même si c'est ce à quoi il ne s'attend pas, car sur le chemin qui ne mène nulle part, la vérité se tapit quelque part. Et que l'on médite encore ce cher Bachelard rappelant qu'il n'y a rien de simple dans la nature, il n'y a que du simplifié.13
C'est un paradigme nouveau qui est en train de se mettre en place en Tunisie et qui fonctionne comme un "impensé" au sens d'épistémè de M. Foucault; on ne peut l'identifier de façon sûre, prédictible ni l'interpréter ni le rationaliser de manière concordante. C'est le propre d'une culture vivante, une culture essentiellement populaire qui plus est.
Aujourd'hui, pour être scientifique et rationnel à juste titre, on doit s'efforcer de dépasser autant que faire se peut les préférences spontanées que l'on éprouve inévitablement pour telle ou telle idéologie. De la sorte, il nous est loisible de considérer l'ensemble de la situation de crise comme un système dynamique où se déterminent mutuellement des éléments en interaction à la recherche d'un équilibre et ce à travers la situation conflictuelle où il n'existe pas de déséquilibres, mais bel et bien une multiplicité d'équilibres : des équilibres.
Et il est temps aussi de cesser d'avoir une vision figée de nos valeurs passées en les arrachant non seulement à l'oubli pur et simple, mais aussi à cette "histoire antiquaire" qui constitue, selon Nietzsche, une autre forme d'oubli. Ainsi et ainsi seulement fera-t-on parler l'homme arabe musulman d'aujourd'hui, car il y a encore dans l'islam, pris comme culture, des potentialités restées inexplorées et/ou sacrifiées.
Il nous faut, pour caractériser cette entreprise, nous référer à un des aspects les plus féconds de la pensée de Bergson qui nous apprend qu'il y a deux façons fondamentales de saisir le flux de la vie et du psychisme humain, de la société et des idées, selon que l'on se laisse porter par lui ou qu'on le regarde de façon rétrospective.
Ainsi, lorsqu'on envisage ce flux dans la direction du devenir, la réalité est ouverte et fondamentalement indéterminée et tout est possible. Et ainsi que l'écrit encore Michel Serres dans l'un de ses plus remarquables livres "le passé abonde en traces et surabonde en lois; vierge, le futur montre aussi peu des voies que les jardins de Bonnard".14
C'est justement cette richesse de possibilités et de virtualités qui s'offrent à nous qu'il nous faut saisir aujourd'hui en Tunisie, s'agissant de l'islam, pour peu qu'on abandonne notre démarche consistant à toujours regarder en arrière pour n'y voir que l'état du chemin qui a été suivi jusqu'ici et d'une conception qui a certes gagné, mais au prix justement du sacrifice ou de l'inhibition de pareilles virtualités et possibilités qu'il échet de redécouvrir et réactualiser.



NOTES :
1 La décadence est à distinguer du déclin. Étymologiquement, elle renvoie aux grands récits antiques et modernes et suppose une remise à plat complète des héritages du passé et des acquis du présent. Aussi, le concept de décadence présente-t-il, par l’absurde ou par le contre-exemple, un véritable modèle de société. On a pu dire, ainsi, que l’idée de décadence était consubstantielle aux périodes de progrès, hantées par ce qu’elles ont été, ou menacées par ce qu’elles pourraient devenir. Cf. Frétigné, Jean-Yves et Jankowiak, François (éd.): La décadence dans la culture et la pensée politiques : Espagne, France et Italie (XVIIIe—XXe siècle), Ecole française de Rome, Rome 2008, 360 pages.
2 فقه النوازل
3 سد الذرائع
4 المصالح المرسلة
5 Nous nous référons ici à la distinction consacrée par Michel Maffesoli entre le tragique et le dramatique.
6 C'est le cas de Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines, pour qui la génération Y n'existe pas, étant un concept marketing fabriqué par les consultants.
7 Gaston Bachelard, Le nouvel esprit scientifique, paris, PUF, 1975, 13e édition, p. 166.
8 Publié chez Fernand Nathan, 1981, Paris, p. 326.
9 Fayard, 1994, p. 330.
10 Fayard, 1982, p. 9. 
11En fait, la paternité du néologisme reviendrait à l'écrivain Horace Walpole qui, en 1754, inspiré par un conte persan, forme le mot comme désignant la faculté de faire des trouvailles par hasard, la réalité de ces découvertes ainsi que le dispositif les rendant possibles. On en donne en exemple la découverte par Alexander Fleming de la pénicilline, grâce à l'observation inopinée des moisissures qui prospéraient dans son laboratoire. Rappelons que le terme fait référence à cette fameuse île de l'océan indien, actuelle Sri Lanka, la Serendip de nos Mille et une nuits.
12 Seuil, 1986, p. 138.
13 Cité par Morin dans Science avec conscience, Seuil, 1999, p. 163.
14 Michel Serres, Éloge de la philosophie en langue française, pp. 196 et 198. Serres ajoute, d'ailleurs, parlant du comportement d'un phénomène : "avant qu'il ait eu lieu, nul ne peut le prévoir; mais (...) après ce déroulement, tout le monde peut le décrire à l'évidence et démontrer qu'il se conduisit selon les causes et les lois".